Les Éditions de l’Olivier publient les Œuvres Complètes du génial – et désormais classique – écrivain chilien (1953-2003), en 6 volumes. Le volume 4 et le roman Les Détectives sauvages viennent de sortir.
Qu’y a-t-il de commun entre le Festival d’Avignon et le poète Michel Bulteau, héritier improbable des surréalistes, de Kerouac, de Warhol, de James Dean – et directeur dans les années 85-89 d’une revue confidentielle de haute tenue, La Nouvelle Revue de Paris ? Il y a Roberto Bolano – par exemple. Bolano (1953-2003) dont le dernier livre, 2666 (le titre presque « transparent » conjugue le chiffre du mal – 666 – avec le 2 du millénaire), paru peu de temps après sa mort, a fait l’objet d’une adaptation en 2016 en onze heures (le livre fait 1350 pages en Folio !) au Festival d’Avignon par le trentenaire Julien Gosselin. Nous n’en dirons rien puisque nous ne l’avons pas vu. Mais on peut signaler que Gosselin avait adapté et mis en scène auparavant Les Particules élémentaires, de Michel Houellebecq – ce qui donne une idée de l’intérêt postulé et fervent de Bolano pour la jeune génération. Qui le situe dans ce sillage d’une modernité perturbée et incandescente qu’évoque Houellebecq – qu’on l’apprécie ou non.
Et Bulteau, disions-nous – car Bolano a été des lecteurs élus du Manifeste électrique aux paupières de jupe, publié avec Matthieu Messagier et Jean-Jacques Faussot par Bulteau en 1971 : « Avec Bulteau l’avant-garde délaisse le travail de professeur universitaire ou de poète couronné ou de critique mesuré et sagace, et retourne dans les rues, sur les chemins que Breton voyait et aimait dans Lâchez tout ! » (Bolano, 1977). Ceci, pour dire le chemin parcouru par Bolano, né au Chili mais qui vécut au Mexique et surtout à Barcelone, après être passé par la France, la Belgique, l’Italie, la Suède, l’Allemagne… Chemin parcouru, surtout, dans son travail de poète et de romancier : d’abord avant-gardiste et devenu en trente ans (1970-2000), écrivain capital de l’époque, auteur entre autres de deux livres-monstres, Les Détectives sauvages (1998, traduit en français en 2006) et 2666 (2004, 2008), qui en font des expériences de lecture comparables aux monuments du XXème siècle, dans le sillage de Sous le volcan, de Malcolm Lowry (mais aussi bien de Joyce ou de Faulkner). Ce chemin parcouru, de l’ombre hermétique à la lumière prophétique, ne signifie pas qu’il ait jamais quitté l’avant-garde.
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Lire Bolano, c’est d’abord pénétrer dans un monde hanté. Hanté par la littérature – omniprésente, dans ses recherches formelles ou dans la quête d’écrivains disparus (un poète dans Les Détectives, pareil dans 2666 : alibis). Et hanté par l’Histoire – le nazisme, les dictatures d’Amérique latine, la disparition des femmes de Ciudad Juarez à partir de 1993 au Chili, etc. : les divers avatars du Mal selon Bolano qui ne cesse de les questionner en adoptant un tour obsessionnel, maniaque. Une façon intranquille de parcourir le siècle et d’y revenir. Lire Bolano, c’est ainsi se laisser peu à peu envahir, contaminer, par un monde – une vision du monde, marginale, rebelle, baroque, picaresque, cérébrale, satirique, tragi-comique, héroïque (tradition Don Quichotte), où se mêlent, sur fond d’angoisse et de terreur politique, le roman noir et le roman d’aventure, le vaudeville et le fantastique.
C’est sans doute à cela qu’on reconnaît l’apparition d’un grand écrivain : la création d’un monde. Celui de Bolano tend la main à l’avenir mais ne néglige pas la tradition (Borges, Cortazar, voire Schwob). Où l’on retrouve mutatis mutandis Bulteau, tenant d’une poésie nouvelle mais n’ayant jamais pour autant délaissé une littérature française qui selon lui allait, aussi bien, de Barrès, Toulet et Fraigneau à Henri Thomas, Michel Déon, Guy Dupré. Un héritage français solidement assumé – et une recherche formelle qui ferait que Bolano, au Chili, s’enquière de l’existence de Bulteau pour le commenter. Ce chemin de Bulteau à Bolano, cette postérité glorieuse de Bolano après des débuts obscurs, c’est aussi une façon possible de « lire » la littérature en train de se faire. Avec ses tunnels de contrebande devenus autoroute pour Festival d’Avignon. Pourquoi non ? L’histoire de Sous le volcan, de culte et happy few à classique, raconte un peu la même histoire. A vous de lire le spéculatif Bolano – qui a tenté de dire mieux son monde pour « l’empêcher de se défaire » plus, en moraliste héritier de Camus, incapable de conclure.
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