Donner sa voix à un candidat du Nouveau Front populaire n’est pas une option pour un Français juif, car l’« antisionisme » affiché par les membres de cette alliance de gauche et de l’extrême gauche cache mal une judéophobie fondée sur l’opportunisme électoral. Pourtant, dans les élections législatives, tous les extrêmes sont à éviter. L’analyse de Richard Prasquier, ancien président du Crif.
Les élections européennes ont réveillé des spectres divers, dont plusieurs parcourent l’Europe et dont d’autres sont spécifiques à la France. Dans une impression globale de déclassement régalien, économique, politique, éducatif, scientifique, culturel et social contre laquelle les affirmations volontaristes et martiales ressemblent à autant de coups d’épée dans l’eau, s’insinue l’idée d’un conflit de civilisation pouvant conduire à la guerre civile que certains dépeignent et beaucoup redoutent, dont d’aucuns exploitent la menace et que la plupart escamotent de leur esprit.
La minuscule communauté juive française (0,5% peut-être de la population), qui est pourtant la plus importante et probablement la mieux structurée d’Europe, ne compte électoralement que dans un nombre minime de circonscriptions. Alors que notre pays affiche la laïcité, aujourd’hui trop souvent brocardée, comme une de ses valeurs fondamentales, on doit constater que dans d’autres démocraties, le choix du multiculturalisme a finalement rendu la situation des Juifs plus difficile. Par ailleurs, si la communauté juive française n’est pas monolithique, elle est, contrairement à d’autres pays, comme les États-Unis, presque exclusivement sioniste. C’est dire si la situation en Israël influe sur les choix électoraux.
Sur les Juifs de France, l’impact du 7 octobre 2023 a été massif. Ils ont été choqués de constater que la manipulation de l’information a rendu certains de leurs amis imperméables à la profondeur de cette blessure. A notre époque d’information au bout du clic, la vérité est devenue d’autant moins précieuse qu’elle est plus facile à obtenir. Mais encore plus stupéfiant a été le fait qu’un parti, la France Insoumise, a pris la guerre de Gaza comme thème électoral majeur d’élections européennes où bien d’autres sujets eussent été plus pertinents.
Cette dérive a été amplement commentée. La lutte contre le racisme a été dévoyée en un chantage à l’islamophobie lui-même gangrené par un antisémitisme qui n’ose pas dire son nom et qui a fini par aboutir là d’où tous les Frères Musulmans (dont le Hamas, faut-il le rappeler, est la filiale palestinienne) sont partis : il n’y a plus de mot pour Israélien, on ne connait plus que le Juif, pardon, le « sioniste », condensé de toutes les vilenies.
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Parti d’une judéophobie très courante au XIXe siècle dans la gauche révolutionnaire, Jean Jaurès avait su corriger ses opinions à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Jean-Luc Mélenchon a suivi le chemin inverse. Aujourd’hui, ses remarques relèvent d’un antisémitisme de plus en plus débridé, où il imite son idole, le vénézuélien Hugo Chavez.
Le philosophe Jean-Claude Milner distingue un antisémitisme de passion et un antisémitisme de calcul. Dans ce second cas, on est antisémite parce qu’on y trouve des avantages : parcours de carrière, adhésion à un groupe ou plus souvent encore désir de ne pas avoir d’ennuis. Mais pour qu’un individu garde une cohérence psychologique interne, moteur de son estime de soi, passion et calcul finissent par s’alimenter l’un l’autre. C’est pourquoi le démontage de ce que Mélenchon pense au fond de lui-même est sans intérêt. Le discours de haine d’Israël, produit d’appel électoral destiné à aspirer les votes des « quartiers difficiles » s’est mué, et c’était inévitable, en discours antisémite.
Cette stratégie a malheureusement été plutôt efficace. Le score européen de LFI a augmenté de 55% par rapport à 2019. Il est générationnel et communautariste, dépendant de facteurs interconnectés, le pourcentage de musulmans dans la population, la jeunesse des électeurs et le degré de leur ressentiment face à un présent et un avenir difficiles.
A moyen terme, plus inquiétante encore est l’influence d’un parti dont les méthodes prennent peu à peu un caractère stalinien. La jeunesse est le terrain d’action privilégié des dictatures auxquelles les inclusives aberrations du wokisme offrent un réservoir inépuisable de militants décervelés. Tous risquent d’être les idiots utiles de l’islamisme, qui, s’il parvient au pouvoir, se débarrassera, comme Khomeini l’avait fait, de ces alliés du début et de leurs oripeaux idéologiques qui ne pèse guère devant ce qu’on prétend être des injonctions divines.
Dans le court terme de l’élection législative, un parti dans une dérive morale aussi évidente que la LFI ne devrait que susciter le rejet. Il n’empêche : le Parti socialiste qui a pourtant obtenu bien plus de voix aux européennes, non seulement accepte des candidatures uniques dans chaque circonscription dès le premier tour des législatives, mais laisse aux candidats LFI un nombre plus élevé de circonscriptions. Le Mélenchon nouveau est arrivé, qui ne « s’élimine pas, mais ne s’impose pas » et qui endosse le costume de rempart de la démocratie après avoir pris jusque-là celui de chef de file du chaos. Mathilde Panot s’érige en défenseur des Juifs et même Rima Hassan n’écrit plus ses tweets incendiaires sur les Israéliens. La ficelle est grosse. En choisissant de faire alliance avec LFI et même avec un parti NPA qui s’est révélé dès le 8 octobre comme un admirateur du Hamas, Olivier Faure proclame que l’antisémitisme n’a pas beaucoup d’importance.
Les Juifs ont souvent servi dans le passé de variable d’ajustement. C’est entre autres pour ne plus être les objets d’une histoire qui les passait jusque-là par profits et pertes qu’ils ont créé l’État d’Israël. Olivier Faure, quelles que soient ses opinions personnelles, agit en antisémite de calcul.
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A Raphael Glucksmann qui avait rejeté l’alliance avec LFI et qui n’avait pourtant pas épargné Israël pendant sa campagne, les manifestants de la Place de la République ont réservé un de ces qualificatifs tout en nuances dont ils ont le secret : « Israël assassin, Glucksmann complice ». A son corps défendant, ce dernier est finalement venu à résipiscence…
C’est un avant-goût de la liberté d’opinion telle que la conçoit LFI. Honneur à ceux parmi les socialistes qui ont refusé de vendre leurs principes contre un plat de lentilles électoral…
L’irruption d’Emmanuel Macron dans le jeu politique a conduit à une tripolarisation. Un centre « enmêmetempiste » taillait des croupières aux partis de gauche et de droite en aspirant leurs électeurs modérés mais déportait mécaniquement les opposants vers les extrêmes. Le bon score du candidat socialiste aux européennes provient d’un espace électoral momentanément élargi par la déception des électeurs de gauche modérée qui avaient voté pour Emmanuel Macron et qui ont constaté que sa politique économique et sociale était de droite. A cela s’est ajoutée l’impéritie d’un parti écologiste incarné par de ternes dirigeants, dont certains(-es) sombrent dans le gaucho-wokisme. Ce relatif succès rend l’accord de premier tour avec LFI d’autant plus scandaleux.
Du côté droit de l’échiquier politique, la déroute des LR traduit la perte d’espace politique entre un gouvernement dont ils sont proches sur le plan économique et un Rassemblement National qui peut se targuer d’une ancienneté supérieure à tirer la sonnette d’alarme sécuritaire. La réaction d’Éric Ciotti témoigne de cette asphyxie d’un parti qui a été depuis plus de soixante ans, sous des noms divers, le pivot de la droite et du gaullisme. Nul ne peut dire aujourd’hui si sa décision historique de briser, contre l’avis de la majorité des cadres du parti, le cordon sanitaire autour du RN aura des incidences électorales, mais il est probable que beaucoup d’électeurs LR, les jeunes surtout, le suivront, malgré les grandes différences programmatiques entre le LR et le RN (on rappelle que Marine Le Pen se veut « ni-ni », ni droite-ni gauche).
Le contraste est cuisant entre ce parti LR en crise et le succès de la droite modérée qui va dominer le Parlement européen. C’est le résultat de la stratégie macronienne de tripolarisation électorale. Chacun y trouve une carte à jouer : LFI redorant à bas prix son blason sous le slogan éculé du Front populaire contre l’extrême droite, le RN se présentant comme le défenseur d’une France en insécurité et Emmanuel Macron comme le parti de la République de raison contre les extrêmes.
Mais cette initiative est lourde de risques car la dévalorisation actuelle de la parole présidentielle, qui a beaucoup perdu de son aura de 2017, risque d’amener les extrêmes au pouvoir et plus probablement encore de rendre l’Assemblée Nationale ingouvernable. Le succès du RN, en particulier, est possible mais son échec économique, probable, disent de plus compétents que moi dans ce domaine, donnerait un tremplin à l’extrême gauche. La pyromanie dissolutive, celle du 21 avril 1997 par Jacques Chirac, ou, il y a bien plus longtemps, celle du 25 juin 1877, par le Président Mac Mahon (Mac Macron, diront évidemment les humoristes), a parfois carbonisé ses auteurs.
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Dans cette élection législative, où ira le vote des Français juifs ? Très rarement, c’est certain, en faveur d’un candidat adoubé par Jean-Luc Mélenchon. En revanche, la possibilité d’un vote sanction en faveur du RN (je ne parle pas d’un Éric Zemmour en perdition électorale…) se pose pour un nombre significatif d’entre eux. Ils observent qu’on n’a jamais pu relever contre Marine Le Pen de paroles antisémites et que, depuis le début de la guerre de Gaza, son discours sur Israël a été d’une clarté parfaite. Traumatisés par les horreurs du 7 octobre, ils ne comprennent pas la complaisance au sujet du Hamas et des dangers de l’islamisme, les valses hésitations moralisatrices de la diplomatie française, le parti pris anti-israélien et les accusations pseudo-génocidaires d’une grande part de l’intelligentsia, des médias et des leaders d’opinion, l’euphémisation de l’antisémitisme qui provient de la gauche et, enfin, pour ceux qui y sont géographiquement exposés, l’impression d’être abandonnés dans des territoires perdus de la République, du nom de ce livre écrit il y a plus de vingt ans et soigneusement ignoré par tous les gouvernements de l’époque.
Le Président du Crif, soutenu par son exécutif, s’est exprimé clairement contre un vote pour les partis extrémistes. Comme on s’en doute, cela lui a valu des critiques. Je soutiens sa position.
L’indifférence à l’histoire est aujourd’hui à la mode, mais je ne peux pas voter pour un parti qui, tout en ayant changé son nom et son discours, et apparemment rejeté le parrainage de son fondateur, est l’héritier direct du Front National. Quoi qu’en dise Jordan Bardella, Jean Marie Le Pen, à sa grande époque, bien qu’il maniât avec brio l’imparfait du subjonctif, était une brute antisémite dont les multiples plaisanteries sur fond de Shoah et l’admiration pour les Waffen SS et leurs viriles chansons, révélait le fond de ses passions.
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Je me félicite, comme Serge Klarsfeld, de l’évolution du RN, je n’ai pas d’argument pour accuser Marine Le Pen d’arrière-pensées et je pense que l’antisémitisme est le cadet des soucis de la plupart de ses électeurs. Mais pas de tous ! De très anciens amis de la présidente du RN, tels Frédéric Chatillon et Axel Loustau, toujours actifs autour d’elle, ont un palmarès édifiant d’accointances avec le nazi Degrelle, Bachar el Assad, Soral, Dieudonné et consorts. En 2012 à Vienne, le 27 janvier (jour de la libération d’Auschwitz) Marine le Pen avait fait la fête avec ce qu’il y avait de pire dans l’extrême droite locale. Certes, elle a aussi organisé récemment l’exclusion du groupe européen « Identité et Démocratie » de l’AfD allemande, mais cela signifie qu’elle avait accepté jusque-là de coopérer avec ce parti rempli de néo-nazis. Ce qu’on dit de certaines soirées intimes du RN et des plaisanteries qui y ont lieu banalement sur le thème des races, des Juifs ou de la Shoah confirme que la prudence doit rester de mise.
En France, chacun exprime ses préférences dans son bulletin de vote. Certains Juifs voteront pour le RN parce qu’ils pensent que sur les sujets qui leur importent, pouvoir d’achat, sécurité, lutte contre l’islamisme ou défense d’Israël, il représente leur meilleur choix. Le Crif n’a pas pour vocation d’être un calque de ces options politiques, mais de défendre les valeurs pour lesquelles il a été créé, la lutte contre l’antisémitisme, à laquelle j’adjoins la lutte contre tous les racismes, la défense d’Israël et la mémoire de la Shoah. Ce n’est que dans la certitude que ces objectifs sont communs que des relations avec un parti politique peuvent être fructueuses.
Compréhensible est l’exaspération de certains Français juifs face à la politique d’aller-retour de la France à l’égard d’Israël, ses ambiguïtés, ses silences et parfois ses hypocrisies (l’exclusion d’Israël lors du récent salon de la défense…) mais, sur un simple plan pragmatique et non pas moral, un vote sanction au profit du RN serait une mauvaise réponse à une véritable angoisse : c’est à l’ensemble des citoyens de notre pays qu’il faut faire comprendre que le combat d’Israël contre l’islamisme les concerne tous. Ce combat ne doit pas être adossé à un seul parti, dont l’éventuelle victoire risquerait de toute façon d’être éphémère et dont le programme et les antécédents sont si problématiques. Une telle orientation par ailleurs ne rend pas justice aux nombreux Français non-juifs qui témoignent, souvent malgré les menaces et les insultes, de leur rejet du terrorisme islamique et de leur amitié envers Israël, mais qui ne se résolvent pas au compagnonnage de l’extrême droite. Nous ne devons pas en même temps fustiger les socialistes qui signent une alliance honteuse avec LFI pour le mirage de profits électoraux et faire fi de nos inquiétudes quant aux idiosyncrasies du RN : ce sont des valeurs qui font la fierté du judaïsme que nous risquerions pour le coup de brader pour un plat de lentilles…
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