Accueil Culture Pour que « Les Choses » durent plus longtemps…

Pour que « Les Choses » durent plus longtemps…

Retrouvons ce cinéma qui recèle notre identité défunte


Pour que « Les Choses » durent plus longtemps…
Romy Schneider sur le plateau de tournage des Choses de la vie, août 1969 UNIVERSAL PHOTO/SIPA 00445704_000001

Arnaud Corbic rembobine le film de Claude Sautet dans un ciné-livre superbement illustré.


Pourquoi n’arrivons-nous pas à nous détacher de ce film daté de l’année 1970 ? Pourquoi son empreinte sentimentale fracasse nos souvenirs ? Pourquoi, aux premières notes de Philippe Sarde, notre esprit se disloque dans un océan d’émotions ? Pourquoi relisons-nous, chaque année, le roman de Paul Guimard que nous tenons pour un écrivain de tout premier plan ? Pourquoi, à chaque visionnage, nous sommes secoués comme un voilier dans la rade de Brest, nous n’arrivons pas à retenir nos larmes, notre tristesse abonde et l’on se sent un peu moins seul. Comme si nous n’arrivions pas à nous émanciper de ce film vu dans les tourments de l’adolescence. Quand plus rien ne va, que nous sommes assaillis par la mitraille idéologique, que nous étouffons sous l’édredon d’un progressisme opprimant, que la nasse se referme sur nous, Les Choses de la vie nous empêchent de sombrer et nous soumettent, à nouveau, à leur emprise nostalgique. Pourquoi la glissade d’une Alfa sur une départementale et la nuque découverte de Romy au petit matin sont le témoignage merveilleux et douloureux du monde d’avant, le réceptacle d’une Humanité chancelante mais terriblement vivante, mélodramatique et cependant indispensable à notre survie, une Humanité pleine de failles et de doutes qui, au lieu de nous alarmer, nous comble de bonheur ?

Fragments d’une mémoire des années 70

Dans une société qui sait tout, qui calcule tout, qui régente tout, qui abaisse tout, qui noircit le passé, Les Choses de la vie nous apprennent à vénérer les incertitudes de l’existence, à chérir un corps dénudé, à s’émerveiller d’un chignon, d’une paire de lunettes en écaille, d’une serviette en éponge, à succomber aux charmes gutturaux d’une voix martiale, à observer les doigts de notre amoureuse pianoter sur une machine à écrire et surtout, à ne pas se laisser gagner par l’amertume des gens raisonnables. Pourquoi ce cinéma-là, classique et légèrement voilé, à l’érotisme chaste et aux tendres errements recèle-t-il notre identité défunte (ou des feintes) comme l’écrivait Serge Gainsbourg. Parce que la beauté qui s’en dégage, sa délicatesse écorchée, sa fragilité poétique, son grain de pellicule fatigué réchauffent nos cœurs en hiver. Les Choses de la vie réunissent les fragments de notre mémoire, celle d’un peuple autrefois aimable et aimant, qui conduit vite et fume trop, qui mange gras et construit ses propres chimères sur des nappes à carreaux, qui cherche son salut dans le regard de l’autre, qui se débat dans les problèmes de boulot et de factures impayées mais n’oublie pas le sens des priorités, c’est-à-dire la quête obsessionnelle et chaotique, avec son lot de ratés et de minuscules victoires, de dédain involontaire et d’attraction rêveuse, d’espoir déçu et d’élan souverain que l’on nomme impunément l’amour. Nous devons retrouver ce peuple qui chavirait devant les yeux embués de Romy et la dignité blessée de Léa Massari, qui imitait les silences de Piccoli dans les amphis et s’inspirait de la classe populaire de l’émouvant Jean Bouise, qui se nourrissait des mots en suspension de Dabadie et entrevoyait par l’œil colérique de Sautet, jamais tranquille, jamais apaisé, ce temps friable qui passe.

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Détresse rieuse

Pour retrouver cette identité blessée, Arnaud Corbic rembobine le film dans Souviens-toi des choses de la vie aux éditions Séguier. Scène par scène, avec toute sa science élégante de l’analyse, il décortique les soubassements de cette histoire que nous avons tous fantasmée. La maison d’édition a soigné la mise en page, le livre formidablement illustré (la recherche iconographique est de toute beauté) se déploie comme un manuel du savoir-vivre ou du savoir-aimer des années 1970. Les couleurs allant de l’ocre au bronze n’agressaient pas les visages. Les acteurs gardaient leur distance avec le public, par leur manière d’être, par leur absence d’effets ; leur pudeur nous honorait. Comme une partition de Chopin, la caméra de Sautet effleurait, n’avait pas vocation à démontrer, à argumenter, à asseoir son autorité, elle réussissait l’impensable, se nicher dans les interstices de l’âme, saisissant toute la douleur de l’amour en fuite. Et puis, comment oublier Romy, sa peau perlée et sa façon si déchirante de prononcer « Pourquoi tu m’aimes ? » avec cette détresse rieuse et ce noble abandon. Le livre de Corbic vaut également pour un entretien inédit datant de 2019 avec Jean-Loup Dabadie, qui nous en dit un peu plus sur sa méthode de construction scénaristique et ses relations avec Sautet : « On faisait ce que j’appelle le travail débout, c’est-à-dire que l’auteur et le metteur en scène bâtissent l’histoire avant que l’auteur ne se mette à sa table, comme un écolier (que je suis resté), pour écrire les pages les unes après les autres[…] Claude Sautet se mettait lui-même dans des états seconds extraordinaires : il pleurait, il criait, il riait, il vous racontait la scène que vous veniez de lui raconter oralement. Il la jouait avant qu’elle fût écrite ! » confiait-il à l’auteur.

Arnaud Corbic, avec Jean-Loup Dabadie, Souviens-toi des Choses de la vie. Le chef-d’oeuvre rembobiné, Seguier, 2022, 108 pages, 17,90€

Thomas Morales est le premier lauréat du prix Denis Tillinac pour Et maintenant, voici venir un long hiver…, éditions Héliopoles, 2022.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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