Accueil Édition Abonné Décembre 2022 Pour l’Allemagne, c’est chacun pour soi

Pour l’Allemagne, c’est chacun pour soi

Olaf Scholz désigne un nouveau cap où le « couple » franco-allemand n’a plus sa place.


Pour l’Allemagne, c’est chacun pour soi
Le chancelier allemand Olaf Scholz rend visite à des troupes de la Bundeswehr à Ostenholz, dans le nord de l'Allemagne, 17 octobre 2022. / Ronny HARTMANN / AFP

Avec la guerre en Ukraine, l’Allemagne est au bord d’une crise politico-économique majeure. Pour éviter le pire, le chancelier Olaf Scholz tend la main aux pays de l’Est, à la Chine et noue des partenariats avec les Etats-Unis. Un nouveau cap qui exclut le « couple » franco-allemand.


« Nous devons serrer les rangs, apaiser les vieux conflits, rechercher de nouvelles solutions ». À l’université Charles de Prague, le lundi 29 août, Olaf Scholz abat ses cartes. Il propose un plan à l’Europe : son recentrage à l’Est, sous la gouverne de l’Allemagne, garantie d’un rééquilibrage politique et de son arrimage consolidé à un « partenaire fort, les États-Unis de Joe Biden », via l’OTAN. Pas une fois, le chancelier allemand ne cite la France dans son discours. Les penseurs du « couple » franco-allemand – concept inventé sur les bords de Seine que l’on traduit du côté des berges de la Spree par le « moteur » franco-allemand – s’en émeuvent, sans bien mesurer la profondeur et la portée de la mue en marche de l’autre côté du Rhin. Depuis, les confirmations s’enchaînent. Pour donner encore plus de poids à son ouverture, le « roi Olaf », comme le surnomment les médias outre-Rhin, a tendu la main à tous les États frappant à la porte de l’Union européenne sur ses marges orientales. L’Ukraine, évidemment, mais aussi la Moldavie et la Géorgie. Et les six pays des Balkans : la Serbie, le Monténégro, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, l’Albanie.

Pour crédibiliser cette Europe à 36 relevant d’une vision plus que d’un projet politique, tant les obstacles sont nombreux, le dirigeant allemand plaide encore pour l’abandon à terme de la décision à l’unanimité sur les sujets stratégiques, comme la politique étrangère ou la fiscalité. Sa proposition parle aux Français : les diplomates berlinois la poussent à Bruxelles pour l’exportation des matériels de guerre. Ce dossier est l’objet d’un contentieux majeur avec Paris sur les programmes en commun. Les Verts allemands ayant imposé aux coalitions successives l’interdiction de vendre ces matériels aux États réputés en délicatesse avec les droits de l’homme, les autorités cherchent à s’extraire des accords bilatéraux existants en promouvant l’harmonisation des règles au niveau de Bruxelles, avec un mécanisme de gouvernance à la majorité qui leur permettrait de gérer les dossiers au gré de leurs intérêts en s’appuyant sur leurs alliés ; une façon détournée de rétablir l’équilibre avec les industriels français, pour lesquels le Moyen-Orient représente un gros débouché.

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L’homme fort du SPD, élu le 8 décembre 2021 dans le fauteuil d’Angela Merkel, propose à l’Europe « un retour aux sources » – « Ad fontes », prononce-t-il en latin dans cette université fondée en 1348 qui fut le creuset des élites du Saint-Empire romain germanique, comme pour mieux convaincre de la légitimité de sa démarche cette Mitteleuropa déjà transformée depuis belle lurette en atelier de sous-traitance des fleurons du Made in Germany. Il revient à Scholz de faire oublier le tropisme de Berlin pour la Russie, dont témoigne son propre parcours. Dans sa jeunesse militante, il fraye avec les communistes de la RDA. Au sein du parti social-libéral, il fait carrière dans la roue de Gerhard Schröder, l’ami de Vladimir Poutine, désormais paria de la politique allemande. À la veille du déclenchement de la guerre, sous la pression internationale, le nouveau chancelier stoppe la certification de Nord Stream 2, dont ne veulent pas les Américains, qui se vantent dans leurs médias d’avoir cassé les reins de la puissante industrie allemande en allumant la mèche de l’Ukraine. Les voisins immédiats de l’Allemagne lui reprochent toujours de tergiverser vis-à-vis de l’Ukraine, car il s’oppose à la rétrocession de chars lourds Leopard à Kiev.

Promoteur du « modèle allemand » issu de la réunification de 1990, le dirigeant cherche à le réinventer dans l’urgence. Le choc de la guerre a fragilisé ses poutres porteuses, qui menacent de s’effondrer. Le pacifisme de ses élites a laissé le territoire sans protection réelle. Au lendemain du 24 février, pour calmer les bellicistes de son entourage, les généraux, que les politiques avaient privés du droit de s’exprimer dans l’agora, déclarent que l’armée est inapte au combat. Huit mois plus tard, c’est son industrie, le pilier de sa puissance économique, qui est en passe de perdre le secret de sa compétitivité : l’accès au gaz russe abondant et bon marché (51 milliards de mètres cubes sur les 84 milliards consommés par an). En 2011, Merkel avait conclu avec les Verts l’abandon du nucléaire à l’horizon 2022 et son corollaire, la montée en puissance du solaire et de l’éolien. Mécaniquement, la part de l’énergie fossile a augmenté, en particulier celle du gaz, qui s’est envolée quand il a été décidé, de surcroît, de fermer les mines de charbon sur le territoire pour accélérer la transition écologique. Lorsque la guerre éclate, l’usine mère de Volkswagen, en Basse-Saxe, qui emploie 63 000 personnes, vient de basculer du charbon au gaz russe, souligne dans une note percutante Patricia Commun, chercheuse à l’IFRI.

Chez nos voisins, l’industrie génère 25 % du PIB national (deux fois moins en France), 6 millions d’emplois directs et la moitié des emplois dans les services. Début novembre, la Commission européenne avertissait que l’Allemagne serait touchée la première et le plus longtemps (sans doute toute l’année 2023) par la récession annoncée d’ici la fin de l’année sur le Vieux Continent. Selon un sondage commandité début novembre par le quotidien Der Spiegel, la frange de l’opinion opposée à la guerre en Ukraine a progressé de 11 % par rapport à avril, pour atteindre 40 %. La peur du lendemain gagne les ménages, frappés par une inflation supérieure à 10 % depuis septembre. Après un temps d’« anesthésie », le patronat sonne l’alarme. Porte-parole de la fédération des industries chimiques allemandes, qui regroupe 1 900 entreprises fortement consommatrices d’énergie (15 % du gaz consommé outre-Rhin), Pierre Gröning explique : « Soumis à une multiplication des prix du gaz par sept en un an, un tiers ont réduit leur production, 13 % envisagent de transférer des capacités à l’étranger, notamment aux États-Unis, la moitié se posent la question de leur survie à moyen terme. C’est l’échec du modèle industriel allemand. S’il s’effondre, il y aura des effets dominos sur toute l’économie, et puis dans toute l’Europe ».

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Scholz a contre-attaqué en ne s’embarrassant ni des vaches sacrées allemandes, ni des dogmes européens. Au diable la rigueur budgétaire et l’ordre libéral : l’État fédéral débourse des dizaines de milliards d’euros pour nationaliser les distributeurs de gaz et les raffineries en faillite, dégaine un bouclier tarifaire à 200 milliards d’euros sur le gaz et l’électricité pour les ménages et les entreprises, s’oppose aux Européens qui veulent plafonner le prix du gaz de peur de perdre ses fournisseurs émiriens et qatariens. Il s’envole fin octobre pour Pékin à la rencontre de Xi Jiping – sans Emmanuel Macron ; en 2019, le président français avait reçu le leader rouge en compagnie d’Angela Merkel. Sa propre ministre des Affaires étrangères, la verte Annalena Baerbock, lui fait faux bond, l’accusant de céder à la panique en passant d’une dépendance à l’autre. En réalité, elle doit présider la réunion de ses homologues du G7 à Munster, où elle affiche sa proximité avec la diplomate Victoria Nuland, qui pilote les dossiers européens à la Maison-Blanche, et Anthony Blinken, le secrétaire d’État, les deux faucons antirusses de l’administration américaine, qui ne cachent pas leur hostilité à ce voyage ; quelques grands patrons allemands, dont celui de Mercedes-Benz, dit-on, ont décliné l’invitation du chancelier. La plupart, toutefois, le soutiennent : depuis la destruction des pipelines Nord Stream 1 et 2, l’industrie a fait une croix sur le gaz russe et elle n’entend pas se faire hara-kiri en perdant aussi la Chine, son principal débouché, avec laquelle sa balance commerciale est excédentaire, cas unique en Europe. À Pékin, ils auraient ouvert un canal de discussions tripartites avec Moscou en vue de hâter la paix en Ukraine.

Il y a longtemps que Washington a placé Berlin sous dépendance stratégique. L’Amérique possède plusieurs bases militaires sur le sol allemand, et elle est comme chez elle dans les institutions militaires et sécuritaires du pays. Au printemps, Scholz lui a offert un sérieux gage avec la création du fonds spécial doté de 100 milliards d’euros pour rééquiper la Bundeswehr en cinq ans. Un effort historique, décidé en accord avec l’opposition (dont la très atlantiste CDU-CSU) au Bundestag, qui a la main sur les dépenses militaires : les industriels d’outre-Atlantique seront les premiers servis. Privilégiée par la Bundeswehr, cette option sécurise son interopérabilité avec son  allié et la rapidité de sa remontée en puissance. La liste des achats comprend 35 chasseurs F35 capables d’emporter les bombes nucléaires B61 américaines stationnées en Allemagne, un lot d’hélicoptères lourds Chinook, des avions de patrouille maritime P-8 Orion, des batteries de missiles Patriot. Ces systèmes seront couplés au matériel antiaérien national, le IRIS-T, pour constituer le bouclier de défense sol-air européen dont Berlin a annoncé la création en octobre, avec 14 membres de l’OTAN, mais sans la France et l’Italie : les deux pays ont développé le Mamba, déjà opérationnel en Roumanie.

Un camouflet de plus pour l’Élysée, dont les programmes en commun lancés en 2017 sont l’épine dorsale de sa politique bilatérale et européenne et accumulent les difficultés. Les Allemands ont abandonné l’idée d’acquérir le successeur de l’avion de patrouille maritime Atlantic 2 et ne veulent pas s’associer à la modernisation de l’hélicoptère Tigre franco-allemand. Ils semblent se désengager du MGCS, le futur char de bataille, au profit d’une solution nationale. Concernant le SCAF, l’avion de chasse de prochaine génération, ils ont multiplié les arguties pour tirer au maximum la couverture à eux, à telle enseigne que Dassault a menacé d’arrêter les frais. Le bouclier de défense sol-air était le contentieux de trop. Emmanuel Macron annule le Conseil des ministres franco-allemand prévu fin octobre. Nous sommes à quelques semaines de la célébration des soixante ans du traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, le socle de la coopération franco-allemande. Le face-à-face devrait encore se tendre dans les prochains mois. Les industriels d’outre-Rhin feront tout pour compenser les commandes parties aux États-Unis.

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Devant les généraux de la Bundeswehr, le chancelier a exprimé sa volonté qu’elle devienne le « pilier de la défense conventionnelle en Europe, la force armée la mieux équipée d’Europe ». Lourde et hétérogène, cette armée servant jusqu’alors de faire-valoir à l’industrie nationale vit un changement d’époque. Ses deux nouvelles priorités opérationnelles sont la défense du territoire et la réassurance de ses partenaires continentaux. Elle annonce à cet effet la création de trois divisions médianes (45 000 hommes) sur le modèle des unités françaises taillées pour la projection. Cette ambition heurte aussi de plein fouet la Pologne. Varsovie, qui s’apprête à doubler les effectifs de son armée et à tripler ses budgets d’acquisition, est candidate auprès de l’OTAN pour que soit entreposée sur son sol la bombe nucléaire américaine (ce qui serait un casus belli avec la Russie) et invite Paris à dépasser les différends politiques pour construire un partenariat stratégique.

Depuis l’éclatement du conflit ukrainien, le chancelier gère les urgences et fixe un nouveau cap à l’Allemagne à travers les nombreux écueils dressés sur sa route. Combien de temps tiendra-t-il la barre dans cette tempête ? Fragile, son improbable coalition « tricolore » associant les socialistes du SPD, les Verts et les Libéraux du micro-FDP peut très bien exploser pour laisser la place à une autre combinaison tout aussi improbable autour des conservateurs de la CDU-CSU. Économiquement, le plus dur est encore à venir. Au printemps, le gaz russe aura définitivement arrêté de couler dans les pipelines et il faudra remplir au prix fort les réserves vidées par l’hiver… De droite ou de gauche, les Allemands peuvent se montrer « brutaux » quand leurs intérêts vitaux, sur lesquels ils tombent toujours d’accord, sont en jeu, explique un diplomate français ayant été longtemps en poste à Berlin. Au début de la crise du Covid, Angela Merkel a brutalement fermé la frontière avec la France. Aujourd’hui, Scholz pousse la France et sa défense européenne dans le fossé pour asseoir le leadership militaire allemand en Europe. Dans l’adversité, l’Allemagne défend ses intérêts. Quoi de plus légitime ? Et quand la France en fera-t-elle de même ?

Décembre 2022 - Causeur #107

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste, officier de réserve, secrétaire général de l'Association des journalistes de Défense.

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