Sept mille cinq cents signes, ce n’est pas mal. Je peux m’offrir un petit chapeau. Il ne serait pas mauvais, pour que tout soit bien clair, d’exposer en deux mots mon douçaparle.*
Voici. Je crois depuis longtemps que pèsent sur nous deux tyrannies : la dictature de la petite bourgeoisie, seule dictature vraiment démocratique, puisque tout le monde y est le tyran de chacun ; et la dictature remplaciste, celle qui promeut et impose le Grand Remplacement, le changement de peuple et de civilisation. Or, j’en suis arrivé récemment à la conviction que ces deux dictatures n’en font qu’une : le remplacisme est l’idéologie naturelle de la petite bourgeoisie planétaire, celle que dépeint Agamben comme « la forme sous laquelle l’humanité est en train d’avancer vers sa propre destruction ». L’idée de génie de cette classe de convergence centrale fut de se garder bien d’exclure, comme l’avaient fait avant elle toutes les autres classes dominantes ; mais d’ouvrir grand ses portes au contraire, d’inclure de force, d’assimiler, d’intégrer, d’avaler ; et de s’assurer ce faisant que personne ne puisse ne pas être petit-bourgeois.
Un fils d’Annie Ernaux, pour le ressentiment, et de Guillaume Dustan, pour la provocation tranquille
Déboule dans ce champ « théorique », si l’on veut, notre ami Édouard Louis, alias Eddie Bellegueule, ou l’inverse : aussitôt un personnage, par définition indissociable de ses écrits, puisque c’est eux qui l’écrivent ; et aussitôt enfant chéri du pouvoir – par quoi je ne veux pas dire, évidemment, le petit pouvoir politique, mais le grand pouvoir médiatique, idéologique, la Caste, le Complexe, le Bloc central de la double dictature, qui en fait incontinent sa mascotte : si vous avez raté Édouard Louis aux Matins de France Culture, zéro souci, vous le rattraperez ce midi, comme on dit dans la LDPB (Langue de la dictature de la petite bourgeoisie), sur la même chaîne à la Grande Table. Il y dira évidemment la même chose, car c’est un honnête garçon, qui estime qu’écrire, si ce n’est pas pour lutter contre le racisme, ça n’en vaut vraiment pas la peine ; qui soutient ses amis, et qui paie ses dettes.[access capability= »lire_inedits »] Interrogé sur les penseurs qui comptent aujourd’hui il ne trouve à nommer que Geoffroy de Lagasnerie, ayant cité plus haut Didier Éribon — les Geoffroy et Didier de son dîner de Noël, juste avant la nuit fatale que raconte à présent Histoire de la violence : même qu’ils lui ont offert un livre de Claude Simon, et un autre de Nietzsche.
Impeccable credentials, pour l’objet de transfert fétichiste de cette société-là : Louis et son frère de lait intellectuel Lagasnerie, le lumpenprolétaire normalien et l’aristocrate gauche de la gauche, joli chiasme, descendent, par Didier Éribon, de Foucault et surtout de Bourdieu ; tandis que le jeune romancier, du côté purement littéraire, est un fils d’Annie Ernaux, pour le ressentiment, et de Guillaume Dustan, pour la provocation tranquille – il semble qu’on expose un peu moins ce mort, ces temps-ci, dans la galerie des portraits d’ancêtres : peut-être parce qu’en remontant plus haut, de ce côté-là de l’arbre généalogique, on tomberait assez rapidement sur quelque fâcheux cadavre dans le placard.
Du côté de la vie réelle, c’est encore mieux : sous-prolétariat, je l’ai dit, parce que tout le monde l’a dit, à commencer par l’intéressé lui-même, qui en fait la matière de ses livres. Cette classe est vouée à fournir des intellectuels organiques, car, suffisamment montés en épingle, ils sont à eux seuls une grande réalisation du régime : la preuve (contre toute évidence) que ça peut marcher.
Il m’avait semblé néanmoins, à l’apparition d’Édouard Louis, et à la disparition concomitante d’Eddie Bellegueule, qu’il manquait quelque chose au jeune homme, pour être tout à fait emblématique. Certes il était sous-prolétaire, c’est-à-dire petit-bourgeois au carré, surtout après Normale Sup. Et cela, c’était excellent. Mais il avait un gros défaut : il était blanc, blanc, blanc, comme on n’est blanc qu’en Picardie. D’ailleurs il le reconnaît lui-même, ça ne va pas :
«… la peau si blanche qui me complexait » (p. 206).
Avec Histoire de la violence, tout s’explique. La blancheur n’était qu’un recul pour mieux sauter. Si l’auteur et héros du bien nommé Pour en finir n’avait pas été blanc et français indigène, il n’aurait pas pu donner, avec son livre suivant, l’allégorie la plus exacte, et qu’on jurerait involontaire, de la situation historique. Il n’aurait pas pu être la mascotte des deux dictatures qui, j’en suis de plus en plus sûr, n’en font qu’une, celle de la petite bourgeoisie (substitut en farce, mais bien plus foudroyant, de la dictature du prolétariat) et celle du remplacisme (née des noces tardives de la révolution industrielle dans sa phase ultime, post-post, et de l’antiracisme à son stade sénile) ; ni se situer, comme il était indispensable à son destin de fétiche qu’il le fît, à leur point de convergence absolue.
Ce livre est à l’Europe du Grand Remplacement ce qu’un plafond de Tiepolo est à celle des Lumières
Résumons, bien que ç’ait été déjà beaucoup fait. Un jeune homme, ex-prolétaire devenu bourgeois, c’est-à-dire idéalement petit-bourgeois, et qui se prépare à prendre ses fonctions d’enfant chéri du régime idéologique, adulé de France Culture, du Monde et de Télérama, rencontre, place de la République (!), un Maghrébin qu’il laisse venir chez lui parce qu’il insiste, délaissant à son avantage Claude Simon et Nietzsche. Nuit d’amour, dont on ne saura (presque) rien, sinon qu’elle fut (« On a recommencé, quatre, cinq fois »). Puis l’invité essaie de voler le téléphone de l’hôte qui, sans le lui reprocher bien sûr (« bien sûr je comprends »), fait savoir tout de même, imprudence, qu’il s’en est aperçu ; ce qui entraîne la fureur dudit invité (« Tu m’insultes de voleur »), lequel, pour venger cet affront à la race de sa mère, essaie d’étrangler notre intellectuel organique, puis le viole. Sur quoi le héros porte plainte contre son gré, parce que « Geoffroy » et « Didier » ont insisté pour qu’il le fasse ; mais regrette aussitôt de l’avoir fait, indigné que les policiers, dans leur racisme ordinaire, ne soient pas surpris que l’agresseur soit maghrébin.
Bref, la perfection. Histoire de la violence est à l’Europe du Grand Remplacement ce qu’un plafond de Tiepolo à Würzburg est à celle des Lumières. Seul problème, c’est moins bien peint. L’intellectuel organique, mais c’est un peu son office, rate la langue, et il rate le corps.
Ainsi la sœur, Clara, qui a en charge la moitié du récit, parle-t-elle peut-être dans la vie ainsi que son frère la fait parler ; mais ses phrases ne sont pas un instant vraisemblables, j’entends comme littérature : sa voix est fausse. Quant à Réda nous saurons qu’il est beau, et petit, et supputerons qu’il doit avoir une fameuse santé, pour violer juste après avoir fait quatre ou cinq fois l’amour, et à la même personne encore ; mais à cela près il n’a pas d’apparence, on ne le voit pas. Télérama, qui se souvient à l’occasion d’avoir été un hebdomadaire chrétien et qui lit dans toute cette histoire une nouvelle Passion de Notre Seigneur (Édouard Louis), est enchanté que le récit soit si chaste. N’empêche : le sexe fait sens, on a beau dire. On comprendrait mieux si l’on en savait un peu plus sur tout ce qui a précédé le viol, entre les draps. Mais comprendre n’a de sens admissible, ici, qu’excuser. Et pour bien excuser il est essentiel de ne pas voir, de ne pas dire, de ne pas comprendre – faire comme si rien n’arrivait, viol d’une civilisation, d’un continent, de centaines de femmes ou d’un homme :
« Si tu veux on fait comme si ça avait jamais existé, ça n’a pas d’importance. On oublie. »
* Toutes nos excuses à l’auteur et à nos lecteurs pour avoir malencontreusement amputé ce texte de ses trois premières phrases dans le magazine.
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