Le Liban a un Premier ministre. Après cinq mois d’atermoiements et de subtiles négociations, Mohammed Najib Mikati, homme d’affaires à la tête d’un véritable empire, succède à Saad Hariri. Forcé de démissionner le 20 janvier dernier après une crise politique liée aux travaux du tribunal de l’ONU en charge de l’enquête sur l’assassinat de son père Rafic, en février 2005, celui-ci était formellement chef d’un gouvernement par intérim, mais il a quitté le pays il y a presque deux mois pour des raisons de sécurité.
Cette normalisation institutionnelle n’en est pas moins une mascarade dès lors que le véritable pilote ne se trouve pas dans le cockpit. En effet, le Hezbollah, première force politique du pays, ne compte que deux ministres sur trente. Dix-sept portefeuilles – assurant une majorité au sein de l’exécutif – ont été confiés aux alliés du « Parti de Dieu », les fidèles du chrétien Michel Aoun, ancien chef d’état-major de l’armée libanaise, et de Nabih Berri, président du Parlement et chef du parti chiite Amal.
Comment expliquer cette surprenante modestie ? Pourquoi le Hezbollah ne profite-t-il pas de sa force pour diriger le gouvernement ? C’est tout simplement que le pouvoir n’est pas là. Si le Hezbollah se montre discret et surtout généreux avec ses partenaires, ce n’est nullement par manque d’envie de présider aux destinées du pays mais plutôt parce que le gouvernement libanais est dénué de toute influence réelle. A l’instar de l’équipe de physiciens du CERN qui ont réussi récemment à « capter » des atomes d’antimatière pendant un peu plus d’un quart d’heure, les laboratoires du Hezbollah sont parvenus à créer un « anti-pouvoir » qu’on appelle pudiquement « le gouvernement libanais ».
Le gouvernement, son chef ainsi que le président de la République sont des figurants chargés d’arborer les attributs du pouvoir et de la souveraineté. Affublés de tous les colifichets régaliens, présidents et premiers ministres fainéants occupent le devant de la scène, laissant les choses sérieuses à la milice chiite dirigé par le cheikh Nasrallah, véritable « Maire du Palais ». Les deux ministres qu’il a nommés – Mohamed Fneish au Développement administratif et Hussein Hajj Hassan à l’Agriculture – n’ont d’autre mission que de surveiller M. Mikati et son équipe.
La milice-parti chiite a ainsi élaboré une nouvelle théorie de l’exercice du pouvoir, l’improvisation initiale devenant une stratégie éprouvée : tirer les ficelles sans jamais assumer la responsabilité, faire tourner la mécanique dans la coulisse sans s’exposer aux feux de la rampe. Si le Hezbollah a œuvré pour mettre fin à la crise gouvernementale, c’est moins par souci du bon fonctionnement des institutions libanaises que par crainte d’être désigné, en l’absence de paravent, comme le véritable patron du pays. Quand la scène est vide, les regards se tournent vers les coulisses.
Confrontés aux problèmes liés à l’exercice du pouvoir, d’autres mouvements islamiques de la région évoluent vers le modèle Hezbollah. Le Hamas palestinien, par exemple, est en train de tirer – avec beaucoup de lucidité – les leçons de cinq ans de gouvernement à Gaza. Suite à l’accord récent avec le Fatah, le mouvement est confronté aux questions restées en suspens depuis la guerre civile du printemps 2006 à Gaza et occultées par le conflit avec Israël. Les institutions, le caractère de l’Etat, les tensions inter-palestiniennes n’ont qu’un lointain rapport avec « l’ennemi sioniste ».
Au sein du Hamas, certains appellent donc la direction à abandonner complètement l’exécutif pour viser exclusivement le législatif, histoire de bénéficier des avantages de la légitimité politique sans en subir les contraintes. Le jeu du pouvoir, pensent-ils, n’en vaut tout simplement pas la chandelle. Les récents sondages montrent à quel point l’usure du pouvoir coûte cher au Hamas : la cote du mouvement islamique s’est effondrée à 15 % contre 44 % en 2006.
Dans le jeu parlementaire, cette stratégie des coulisses peut s’avérer payante : un bloc solide de députés peut « taxer » lourdement la coalition qui dépend de son soutien. Même s’il n’est que la deuxième force politique palestinienne, le Hamas pourrait avoir le beurre du pouvoir et l’argent du beurre de l’opposition, des financements pour ses multiples activités et institutions (et, le échéant, des lois pour faciliter ses actions) et la virginité politique de la contestation.
Les Frères musulmans égyptiens qui s’interrogent sur l’avenir du mouvement après la révolution pourraient adopter cette pratique de l’ombre qui préserverait leur capital de sympathie et leur image – souvent justifiée – de « mains propres ». Pourquoi aller les tremper dans le cambouis, alors que l’économie va mal, quand on peut peser sur les choix concrets tout en faisant porter la responsabilité des échecs sur les exécutants ? Autant patienter pendant que les « nouveaux » dirigeants tirent les marrons du feu postrévolutionnaire.
Cette stratégie n’est pas uniquement politicienne et cynique – ce qui la rend peut-être plus inquiétante. Le Hezbollah, le Hamas palestinien et les Frères musulmans égyptiens sont de véritables mouvements politiques tels que l’Occident n’en connaît plus depuis l’écroulement du communisme européen, c’est-à-dire qu’ils sont portés par des forces sociales. À la différence du PS, de l’UMP et des autres, les islamistes n’ont pas pour seul objectif d’exercer le pouvoir. Ils entendent changer la société en profondeur. Comme les communistes des années 50, ils sont sur le terrain, palliant les carences de l’Etat grâce à leur réseau d’institutions : écoles, cliniques, hôpitaux, activités sportives, encadrement de la jeunesse et syndicats.
Il faut croire que la foi est un bon carburant politique. Le Hezbollah n’avait pas besoin d’aller chercher son inspiration dans les banlieues ouvrières françaises de la grande époque. Il aurait pu se contenter d’observer les partis orthodoxes israéliens : forts d’un électorat discipliné et fidèle, ils arrivent à faire payer à l’Etat un système qui court-circuite les services publics. Ce n’est peut-être pas très halal ni casher, mais ça marche !
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