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Pour Annie Ernaux, écrivain français

La Place et Les Années sont de très grands livres.


Pour Annie Ernaux, écrivain français
Annie Ernaux au New York Film Festival, le 10 octobre 2022 Ángel Colmenares/EFE/SIPA 01090719_000005

Halte aux réflexes pavloviens : la littérature ne se réduit pas aux prises de position des écrivains.


Un écrivain, c’est fait pour écrire. Dans cent ans, même si on peut en douter étant donné l’effondrement social, politique, moral et écologique qui se déroule sous nos yeux, il ne restera d’eux que leurs livres et c’est sur leurs livres que s’appuieront les critiques, les étudiants, les chercheurs, et c’est tant mieux.

La biographie d’un écrivain, ce sont d’abord ses livres et même, une fois la poussière des polémiques retombées, seulement ses livres. Jean-Jacques Rousseau a abandonné ses enfants ? Oui mais il est tout de même le premier à les prendre en compte pour imaginer de nouvelles manières d’apprendre et d’être au monde dans un temps où l’on ne voyait en eux que des petits adultes en miniature qu’on habillait comme des grandes personnes. Céline était antisémite ? Bien sûr, mais son œuvre compte parmi les plus grandes du vingtième siècle. Morand et Chardonne étaient des collabos ? Et alors ? Ils ont porté la langue française à un degré jamais atteint d’incandescence froide.

Il semblerait que notre époque ne comprenne plus cette idée simple. Proust avait pourtant mis les choses au point dans son Contre Sainte-Beuve, dans une formule restée célèbre : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne ».

Et il en va de même pour Annie Ernaux. On peut la détester comme Didier Desrimais ou l’aimer comme c’est mon cas. On peut, là où on voit une écriture plate, sociologique, morne, voire « étriquée » comme l’écrit notre confrère estimer au contraire qu’il y a là un travail de plus en plus exigeant, la recherche d’une forme épurée à l’extrême pour se dire soi-même sans pathos, pour marquer les différences de classes dans une société encore figée par une morale bourgeoise qui ne laissait, au milieu des années soixante, comme seule solution à une fille de prolos qui préparait l’agrégation qu’un avortement clandestin si elle avait eu le malheur de tomber enceinte.

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Le style, ce n’est pas forcément trois métaphores au mètre carré et un dictionnaire des synonymes pour trouver le mot rare.

Mais le problème n’est pas là, en fait. Le problème, c’est de mélanger une critique littéraire avec une critique politique des prises de position d’Annie Ernaux, faisant de l’une la cause ou la conséquence de l’autre, allez savoir, ce n’est pas très clair. La critique littéraire qui, répétons-le peut être légitimement fondée, même quand avec un rien d’hyperbole, on va dans nos colonnes jusqu’à parler, pour Annie Ernaux, de « déchéance » sous la plume d’Isabelle Larminat pour qui la proximité de LFI fait forcément les mauvais auteurs.

Bien sûr, ces réflexes pavloviens existent à gauche. Le Prix Nobel d’Annie Ernaux a été utilisé pour célébrer la victoire des néoféministes, voire de l’antisionisme. Le problème, c’est qu’historiquement, une des qualités de la droite, même extrême, a longtemps été chez ses critiques littéraires, de se moquer de l’appartenance idéologique de l’écrivain. Faut-il rappeler, par exemple, la grande figure de Léon Daudet qui, à deux reprises, montra sa liberté d’esprit. Responsable de l’Action Française, excusez du peu, et juré du prix Goncourt, Daudet parvint à le faire attribuer à Proust pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs en 1919 contre l’ancien combattant Roland Dorgelès et ses Croix de bois qui glorifiaient l’héroïsme des soldats français de la Grande Guerre un an après la fin du conflit.

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Au nom du style, ce style que certains déjà, trouvaient ampoulé comme d’autres aujourd’hui trouvent plat celui d’Annie Ernaux, Daudet avait préféré un juif mondain inverti à un écrivain qui s’était engagé en 14 malgré une santé précaire. Et moins de 15 ans plus tard, il défendait sans succès cette fois-ci, toujours pour le Goncourt, Le Voyage au bout de la nuit de Céline, un livre antimilitariste et anticolonialiste, jugé ordurier. Quand on lui demanda la raison de cet engouement, Daudet répondit : « Moi, en littérature, la patrie, je lui dis merde. »

Cette liberté d’esprit de la droite littéraire, existe-t-elle encore aujourd’hui ? On dirait bien que non, et cela a quelque chose de désolant. J’en parle d’autant plus à l’aise que les plus anciens lecteurs et contributeurs de Causeur savent que j’ai toujours mis mon drapeau rouge dans ma poche dès qu’il s’est agi de littérature et qu’aucun bureau politique ne l’empêchera de dire ma vieille connivence avec les hussards, avec Pierre Boutang, avec A.D.G. et même avec Jean Raspail. Quand je lis de la littérature, je ne demande à personne ses papiers d’identité. C’était une ligne autrefois banale mais qui devient de plus en plus dure à tenir, semble-t-il.

Alors c’est sans problème que je dis ici qu’Annie Ernaux vaut mieux que ce qui en est dit à droite, que je tiens La Place ou Les Années pour de très grands livres, même si je suis un peu étonné, malgré tout, qu’on parle si peu, à propos d’Annie Ernaux, de la construction originale, unique, de ce rapport au temps qui fait les grands écrivains. Transfuge de classe, bien sûr, écriture clinique si vous voulez – même si cela demanderait à être nuancé – mais en ce qui me concerne, le génie d’Annie Ernaux est surtout dans une manière d’utiliser le passé comme un moyen de connaissance de soi et du monde, loin de toute nostalgie, – d’ailleurs là aussi il faudrait nuancer – et qu’une phrase comme celle-ci, dans Mémoire de fille, n’en finit pas de me toucher : « Un été immense comme ils le sont tous jusqu’à vingt cinq ans, avant de se raccourcir en petits étés de plus en plus rapides dont la mémoire brouille l’ordre, ne laissant subsister que les étés spectaculaires de sécheresse et de canicule. »

Bien entendu, je suis prêt à faire amende honorable à propos de tout ce que je viens de dire dès qu’un critique de droite célèbrera ici un écrivain de gauche. J’espère juste ne pas avoir à attendre trop longtemps.

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