Stendhal a donné, dans Le Rouge et le Noir, une définition, devenue classique, du roman réaliste : « Un miroir que l’on promène sur une grande route. » Aujourd’hui, de manière bien plus sérieuse, on a pris l’habitude de considérer que le roman est un moyen très désuet de passer le temps lorsque la télévision est en panne. Philippe Muray, lui, en donnait une tout autre définition, en forme de roman, précisément, un vaste roman paru en 1988 et ayant pour titre Postérité, alors même qu’il n’en aura – ironie du sort – à peu près aucune. Les murayens eux-mêmes – souvent lecteurs d’On ferme mais ne parlant que très rarement de son aîné romanesque – ne s’aventurent pas en de telles terres, situées au-delà des futaies d’Après l’Histoire et de L’Empire du Bien.
Ce roman encore méconnu est une œuvre paradoxale, à la fois aérienne et touffue. Il est l’espace littéraire d’analyse de la littérature elle-même. Celle-ci y est définie comme la « miraculée du vouloir-enfant » : tout commence, en effet, et tout finit dans le vortex sempiternel de l’exigence de procréation qui, tôt ou tard, nous aspire en ses spirales brutales pour nous rappeler sans ménagement que veillent les sévères magistrats de l’Espèce.[access capability= »lire_inedits »] À première vue, puisqu’il en provient nécessairement, un individu doit avoir pour destinée de retourner un jour ou l’autre à l’obscurité indistincte de son Espèce, ou de la Vie en sa gluante globalité, dont nul n’est censé ignorer l’inexorable puissance. Or, nous montre Muray, il est des individus auxquels semble chevillée la déraisonnable volonté de ne point céder au vertige des générations et des corruptions, de s’acharner, pied à pied, afin que d’y soustraire tout ce qu’il sera possible d’y soustraire, autrement dit d’opposer au flux naturel de la postérité de chair la dissonance singulière d’une postérité d’esprit.
Ces individus, ce sont les écrivains, que Muray qualifie même d’« irremplaçables individus » ; à tout le moins est-ce là ceux qui ont une chance de parvenir à leurs fins, c’est-à-dire de réussir à être in-dividus, à n’être pas divisibles en portées de marmots dévalant la cascade des générations à venir. Pour Philippe Muray, ainsi qu’il s’emploie à le mettre en scène dans cette admirable fresque, la classification est simple ; il y a trois cas de figure : l’écrivain, qui fait sa postérité ; le géniteur lambda, qui a une postérité ; et les femmes, enfin, qui elles aussi, font leur postérité. « D’où, conclut génialement l’auteur, l’intérêt du conflit. » Car il n’est question que de cela tout au long des plus de 400 pages de cet exubérant roman : l’éternel conflit de celles et ceux qui font leur postérité, et qui par conséquent se construisent tout entiers dans un certain rapport à leur au-delà, à leur après, comme le dit si bien le terme de post-érité ; celles et ceux-là mêmes dont il est aisé de voir que rien ne les destine à la réconciliation.
Ce ne sont ni plus ni moins que les rebondissements de cette guerre universelle, parfois ouverte, parfois froide, dont le roman de notre temps doit s’employer à faire la description et l’analyse. Muray, par ce geste littéraire, s’inscrit dans une tradition qui conçoit le roman comme une réflexion sur les conditions de possibilité du roman et, dans le même mouvement, met en œuvre, dans tous les sens de cette expression, ces possibilités. La réussite est telle qu’il est à présent urgent de donner à Postérité la place que ce livre mérite dans l’œuvre de son auteur, et dans l’esprit des lecteurs. [/access]
Postérité, Philippe Muray, Les Belles Lettres.
*Photo : Hannah.
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