Le 25 avril marque le 50e anniversaire de la révolution des oeillets qui a mis fin à la plus ancienne dictature en Europe. De 1974, lorsque des capitaines rebelles de l’armée ont renversé quatre décennies de dictature sans que le sang ne coule, à l’élaboration de la Constitution portugaise en 1976, le pays a été secoué par des mouvements populaires divers. 18 mois plus tard, la décolonisation est terminée. 12 ans plus tard, le pays le plus occidental du continent adhère à l’Union européenne. En mars 2024, il envoie 50 députés Chega à l’Assemblée…
A l’origine, un classique coup d’Etat…
La percée électorale, qui n’a surpris que ceux qui ne voulaient pas la voir venir, du parti Chega (Assez), étiqueté « populiste d’extrême-droite » par paresse intellectuelle, aux législatives du 10 mars au Portugal, clôt très probablement un cycle politique vieux de 50 ans et à bout de souffle, issu, paradoxe, d’une révolution dite des œillets, la dernière des révolutions anticapitalistes qui ont égrené l’histoire de l’Europe. Dans ces années post-68, elle avait enthousiasmé toutes les gauches, des modérées aux plus radicales. Enfin « le monde » pouvait – soudainement et à nouveau – « changer de base ». Alors toutes faisaient le pèlerinage à Lisbonne, après l’avoir fait dans les années 60 à La Havane. Et en revanche, elle avait rendu fébriles toutes les droites… Le communisme sonnait à la porte de l’Europe.
Pourtant, ce ne fut pas un prolétariat avec à sa tête un parti d’avant-garde léniniste, mais un classique coup d’Etat fomenté par une poignée « de capitaines », mal payés, déconsidérés, d’origine modeste pour la plupart, surtout las de mener une guerre coloniale qui durait depuis 13 ans, elle aussi la dernière de l’histoire européenne, au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau, au Cap Vert, à San Tomé et Principe, les dites « provinces ultra-marines », qu’ils ne pouvaient ni gagner ni perdre, qui en a été à son origine.
Le coût de l’effort militaire pour sauver l’ultime empire colonial du Vieux continent – la France et la Grande Bretagne, certes dans la douleur, avaient liquidé le leur une bonne décennie auparavant – absorbait près de 50% du budget de l’Etat déjà exsangue, enfonçant davantage le Portugal dans sa pauvreté endémique. Chaque année, quelque 80 000 Portugais, les plus jeunes et entreprenants, étaient contraints à l’exil, principalement en France, Belgique, Brésil, et un peu en Allemagne fédérale. Un peu plus de 800 000 d’entre eux avaient choisi l’Hexagone, le plus fort contingent d’émigrés, soit l’équivalent de près de 10% de la population du Portugal.
Le jeudi 25 avril 1974, une radio appelée Renascença (Renaissance), diffuse à minuit 20 une chanson, Grandôla, Villa morena, à la mélodie lancinante, dont les deux premiers vers disent : « Grandôla (une ville de l’Alentejo – une province du sud, fief des grandes propriétés agricoles), ville brune, terre de fraternité où le peuple commande… ». Une heure et demie auparavant, une autre radio avait diffusé la chanson qui avait représenté le Portugal à l’Eurovision, E depois do Adeus (Et après l’adieu). C’étaient les deux signaux du déclenchement du coup d’Etat. La première chanson diffusée appelait à la mobilisation des 5 000 soldats de la métropole (sur un total de 140 000, la presque totalité déployée en Afrique) directement impliqués dans l’opération baptisée « Virage historique » dont le but initial se limitait à renverser le gouvernement pour en finir avec la guerre. La seconde donnait l’ordre du branle-bas de combat.
Plusieurs compagnies insurgées se mettent aussitôt en mouvement. Une colonne de blindés prend position aux premières lueurs de l’aube sur la place du Commerce de Lisbonne, lieu stratégique qui permet le contrôle des ministères, la banque centrale, la télé et radio d’Etat, et autres sièges du pouvoir. La manœuvre avait été conçue et menée de main de maître par un capitaine de 38 ans, Otelo Saravaïa de Carvalho, né au Mozambique, qui avait combattu en Guinée-Bissau, qu’on surnommera plus tard le Fidel Castro portugais, fondateur du Mouvement des Forces Armées (MFA), à son origine une sorte de syndicat corporatiste qui se muera en colonne vertébrale de l’insurrection.
Arraché à son sommeil, l’homme fort du régime car disposant constitutionnellement des pleins pouvoirs, le président du conseil, Marcelo Caetano, se réfugie à la caserne de la Garde républicaine. Il avait succédé en 1968 au père fondateur, Antonio Salazar, d’une des dictatures parmi les plus implacables qui semblait jusqu’alors indéboulonnable. A sa prise du pouvoir, Caetano avait laissé brièvement entrevoir l’éventualité d’un assouplissement du régime. Sous la pression d’une église très conservatrice et d’une armée intransigeante sur la défense de l’empire, elle avait tourné court.
A 10 heures, un régiment refuse d’obéir à son chef, le général de brigade Junqueira dos Reis, qui lui avait donné l’ordre de faire feu sur la colonne de blindés de la place du Commerce commandée par le capitaine Salgueiro Maïa, la deuxième figure emblématique du mouvement, et se rallie à celui-ci. « C’est ici que s’est gagné le 25 avril », dira ce dernier. Une heure avant, la frégate Gago Couthino avait déjà refusé de pilonner les blindés, signe que les unités fidèles au pouvoir avaient commencé à vaciller. Pendant ce temps, une fleuriste, Celeste Caeiro, offre des bouquets d’œillets aux hommes de la colonne de blindés qu’ils mettront à l’œillère de leurs treillis ou au canon de leurs fusils. C’est ainsi qu’incidemment cette fleur devient le symbole de la révolution qui suivra… et qui échouera deux ans après, à la suite d’un autre coup d’Etat.
Résigné, poussé par ses proches, Caetano remet à 18 heures sa démission à un général dissident, Antonio Spinola, dit « le général au monocle », en portant un en permanence à son œil droit. Deux mois avant, il avait publié un livre qui avait eu l’effet d’une bombe, « Le Portugal et son futur ». Il y préconisait une timide libéralisation du régime mais surtout la création avec les colonies d’une fédération d’Etats sur le modèle du Commonwealth. En une journée, une dictature de 41 ans s’était effondrée comme un château de cartes. La redoutable police politique tentera un dernier baroud d’honneur. Cernée dans son siège dans le centre de Lisbonne, elle tirera sur la foule faisant quatre tués. Un de ses membres, qui tentait de s’exfiltrer, sera lui lynché par celle-ci.
Le général Spinola, entouré des chefs du MFA, annonce symboliquement le 26 à 01h30, l’heure précise à laquelle avait été déclenché la veille le soulèvement militaire, la démission de Caetano, la formation d’une Junte de salut national, et expose le programme politique de celle-ci, dit des trois D, à savoir « Démocratie, Décolonisation et Développement » qui est accueilli avec scepticisme par les capitales européennes. Ne s’agirait-il pas en réalité d’une réédition d’un coup d’Etat à la Pinochet survenu huit mois auparavant au Chili ? D’autant que les jeunes capitaines reconnaissent comme chef Spinola, en lui confiant la présidence de la junte qui assurait le gouvernement provisoire… Ne s’était-il pas engagé en 1941 à la Wehrmacht et n’était-il pas un très proche du caudillo Franco en Espagne ? Militaire et progressiste, n’était-ce pas antinomique ? C’était oublié qu’il y avait un précédent. En 1968, des militaires de gauche avaient pris le pouvoir au Pérou, et construit une société socialiste, fortement inspirée du modèle yougoslave, dit Titiste, se fondant plus sur l’autogestion que sur une économie étatique à la soviétique.
Deux événements très rapprochés conduiront à la radicalisation des « capitaines », la gigantesque manifestation à Lisbonne qui, commémorait, pour la première fois dans l’histoire du pays, le 1er mai, et où « les militaires ont rencontré le peuple », et l’appel le 28 septembre 74 à une manifestation de « la majorité silencieuse », appelée par Spinola pour contre-carrer le virage à gauche qui s’amorçait et, où les militaires « ont découvert les classes laborieuses » et passé une alliance tacite avec le Parti communiste, le seul parti réellement organisé sur un modèle militaire.
De l’enthousiasme au désenchantement, d’où la percée de Chega
Ni les six communiqués diffusés par les insurgés, au long de la nuit et de la matinée du 25 avril, ni le très elliptique programme, dit des « Trois D » (car s’étant fixé trois objectifs : Démocratisation, Décolonisation et Développement), rendu public en même temps que l’annonce de la fin de la dictature, ne pouvaient laisser entrevoir que le coup d’Etat virerait à la révolution. Les communiqués se limitaient à appeler la population à rester chez elle. Quant au programme, sur le plan économique, il se bornait à évoquer une vague politique de développement pour réduire la pauvreté.
Trois événements ont conduit à la radicalisation du Mouvement des Forces Armées (MFA) qui, à deux doigts près, a failli aboutir à une guerre civile, non pas entre opposants et partisans du nouveau régime, mais entre modérés et radicaux au sein même de celui-ci : la célébration officielle du 1er mai pour la première fois dans l’histoire du pays et deux tentatives de contrecoups d’Etat de droite, fomentés par le propre chef de la junte, le général Spinola.
La fête du travail rassembla à Lisbonne quelque 500 000 manifestants. Civils et soldats défilèrent bras dessus-dessous dans l’enthousiasme. A la tribune se côtoyaient chefs militaires et dirigeants des partis politiques tout récemment autorisés. Parmi eux, Mario Soares, très proche de François Mitterrand, aux traits du visage lourds, aux gestes patauds, mais habile politicien, fondateur du Parti socialiste portugais, juste un an auparavant en Allemagne fédérale, financé et parrainé par le Parti social-démocrate, le SPD ; et Alvaro Cunhal, le secrétaire général inamovible du Parti communiste, lui, très proche de Georges Marchais, mais qui sous des dehors affables, charismatique orateur, cachaient un pur et dur Stalinien, farouchement opposé au courant Eurocommunisme italien qui avait pris ses distances avec Moscou, et, plus tard, avec la Perestroïka.
Les deux hommes étaient rentrés de leur exil en France, respectivement l’avant-veille et la veille. Leur présence ostensible côte-à-côte à cette tribune suggéra qu’ils avaient passé un accord s’inspirant du Programme commun de la gauche en France. En fait, ce n’était qu’un affichage de circonstance. L’un et l’autre étaient porteurs de deux projets totalement antagoniques : Soares était pour un modèle cogestionnaire à l’allemande ; Cunhal entendait instaurer un régime à la soviétique. Très vite, leurs divergences tournent à l’affrontement qui faillit même provoquer en France la rupture du Programme commun.
Quant aux militaires, détenteurs du pouvoir, ils se cherchent… Les premières mesures qu’ils prennent se limitent à jeter les bases d’une société démocratique : fin de la censure, liberté de la presse, autorisation des partis et syndicats, libération de tous les détenus politiques, droit de grève et de manifester, instauration d’un salaire minimum, promesse d’élections libres, nouvelle constitution. Ils engagent le processus de décolonisation au pas de charge. Il sera promptement expédié. En l’espace de 18 mois, toutes les colonies obtiennent leur indépendance. Ils procèdent aussi à une première nationalisation, celle de la Compagnie des eaux sur la demande de son personnel qui occupe son siège. Ce sera l’unique jusqu’à la vague de mars 75.
Cette rupture avec l’ancien régime qu’il juge trop à gauche n’est pas du goût de Spinola. Il appelle à une grande manifestation de « la majorité silencieuse » pour le 28 septembre qui de la province doit converger vers la capitale. Le Parti communiste (PCP), le seul parti ayant une base militante, se mobilise. Il barre tous les accès à Lisbonne. L’aile gauche de l’armée se joint spontanément à lui sur les barricades. Une convergence, peut-on dire, culturelle, s’établit dès lors entre ces militaires progressistes qui ont pour chef Otelo de Carvalho, le cerveau du 25 avril, et le PCP dont l’organisation hiérarchique n’est pas sans analogie avec celle d’un régiment. La manifestation est un échec cuisant. Trois jours après, Spinola démissionne de la présidence de la junte.
Par réaction, cet échec suscite une effervescence sociale débridée qui rappelle Mai 68. Grèves, occupations, manifestations, formation de comités de quartier, d’usagers, d’usines, se multiplient à l’instigation du PCP avec la connivence du gouvernement qui a à sa tête un colonel, Vasco Gonçalves, sympathisant communiste affiché, et du MFA qui s’est imposé comme l’organe tutélaire du régime. Mais Spinola n’a pas abdiqué. Le 11 mars 75, il retente un nouveau coup d’Etat qui lui aussi se solde par un échec. Il fuit en Espagne avant de s’exiler au Brésil.
En riposte, le 14 mars, le gouvernement provisoire nationalise les banques, le lendemain les assurances, un mois après les transports, la sidérurgie, le secteur énergétique, puis en septembre la construction navale. Il engage aussi une réforme agraire qui collectivise les latifundios de l’Alentejo. La « soviétisation » du pays est en marche. Entre mars et novembre, 1 300 sociétés sont nationalisées qui représentent 20% du PIB. Dans le même temps, d’innombrables petites et moyennes entreprises passent sous le régime de l’autogestion. Le pays est au bord de la guerre civile entre modérés derrière le PS et radicaux derrière le PCP : c’est ce qu’on a appelé « l’été chaud ».
Le 13 juillet, un groupe de neuf officiers membres de la direction du MFA, parmi lesquels le rédacteur du programme des trois « D », Melo Antunes, proche du Parti socialiste, lance un appel disant que le pouvoir doit être issu des urnes et non s’imposer par la force. Le 25 avril avaient eu lieu les élections pour la constituante qui donnèrent une majorité écrasante au bloc modéré. Le PS était arrivé en tête avec 38% suivi du PPD, centre gauche à l’époque avant de virer au centre droit sous l’appellation de Parti Social-Démocrate (PSD) avec 26%. Le PCP se classe 3ème n’obtenant que 12,5%.
Mais, le 25 novembre, un régiment de parachutistes se soulève, veut imposer un régime à la soviétique. La riposte est immédiate : le groupe des neuf destitue leur chef, Otelo de Carvalho. Surprise, le PC ne s’y oppose pas et l’intéressé accepte son limogeage. Le 28, les parachutistes regagnent leur caserne. C’en est fini de la révolution des œillets. Une question demeure sans réponse : pourquoi le PCP a avalisé la destitution de Carvalho, le Castro cubain ? Parce qu’il se sentait débordé sur sa gauche ? Ou sous ordre de Moscou, Brejnev ne voulant pas d’un second Cuba, le premier étant un fardeau pour l’économie exsangue de l’URSS à cause à la fois d’une course aux armements et aux lourdeurs bureaucratiques inhérentes au système ?
Les législatives d’avril 76 consacrent l’hégémonie du bloc modéré PS-PPD. Son candidat à la présidentielle de juin, le général Ramalho Eanes, l’emporte dès le premier tour avec près de 62%, Otelo de Carvalho ne recueille que 16% et le candidat communiste à peine 8% amorçant ainsi l’inexorable déclin du PCP. A partir de ce moment, jusqu’aux législatives du 10 mars dernier, droite et gauche modérées se partagent le pouvoir en alternance, et font économiquement du pays l’atelier d’assemblage de l’Europe (à l’instar du Mexique par rapport aux Etats-Unis), accordent des avantages qui ont fait de l’Algavre (sud), une vaste maison de retraite pour les nantis âgés du nord du continent. A la constituante de 75 la participation avait été de 92%, aux législatives de 2019 de 48%, à la présidentielle de 2021 de 39%. En mars dernier, elle a bondi à 60%. Visiblement la percée de Chega a comblé un vide. Mais quel vide ? Celui laissé par les désenchantés de la démocratie, celui des nostalgiques de la dictature ? La majorité de ses électeurs a moins de 35 ans et appartiennent aux classes défavorisées. Et surtout, ils n’ont connu ni la révolution des œillets, ni la dictature. Alors ?…
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