Nous vous en parlions aujourd’hui même. Mille et Une Nuits (Fayard) réédite la Situation des classes laborieuses en Angleterre. Jérôme Leroy en souligne la singulière actualité dans une postface que nous publions ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Il faut, avant toute chose, imaginer Friedrich Engels comme un jeune homme en colère. Un héritier malgré lui du romantisme allemand qui, comme tous les adolescents de l’époque, a écrit des poèmes et s’est sans doute pris pour Werther. Mais la colère a été la plus forte, et c’est en gardant à l’esprit cette image d’un garçon furieux et indigné qu’il faut lire ses premiers écrits dont fait partie cette Situation des classes laborieuses en Angleterre. Ce livre, dont nous donnons ici l’introduction et les deux premiers chapitres, et qui sera si décisif dans l’élaboration théorique de la notion de prolétariat, nous rappelle pourtant que tout concept naît d’une humeur, que toute idée abstraite se construit sur la ruine d’un sourire et le rictus monstrueux des faits : « Pendant mon séjour en Angleterre, vingt ou trente individus pour le moins sont, à la lettre, morts de faim dans les conditions les plus révoltantes. »
Engels semblait pourtant doué pour le bonheur, comme on le découvre parfois au hasard de sa Correspondance, dans des lettres à des amis : « On n’a jamais tant de plaisir à lire que par une belle matinée printanière, assis sur le banc d’un jardin, quand les rayons du soleil vous chauffent le dos et que vous fumez votre pipe. » Mais voilà, il fut frappé très jeune par cette étrange malédiction qui poursuit certains hommes toute leur vie : ils ne peuvent pas être heureux tout seuls, ils sont affligés d’une passion pour l’égalité. Du Christ à Guevara, en passant par Robespierre, voilà comment naissent ces vocations précoces et périlleuses de révolutionnaires qui changent périodiquement la face du monde.
Engels voit le jour en 1820, à Barmen, dans la province rhénane du royaume de Prusse. C’est la Silicon Valley d’un État autoritaire. La révolution industrielle, charbon, fer, textile, s’y déploie avec une sauvagerie que l’on rencontre aujourd’hui encore dans les mines chinoises de charbon ou les usines automobiles, les maquiladoras de Ciudad Juárez, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, où l’on assassine les femmes par centaines à la sortie du travail.
Engels est un bourgeois, fils d’un petit patron du textile. Il regarde autour de lui, dès l’enfance. Il saisit intuitivement que la production de richesses à la mode capitaliste suppose une manière de retour à l’horreur de l’esclavage pour ceux qui les produisent. Son premier texte publié, quand il n’a pas vingt ans, est intitulé Lettres de Wuppertal (1839). C’est la répétition générale de La Situation des classes laborieuses. Il s’indigne du fait que la moitié de la population enfantine de sa province en âge de fréquenter l’école travaille dans les manufactures pour des salaires de misère. Hugo, lui, attendra l’âge mûr pour s’apercevoir du crime contre l’humanité que représente le travail des enfants, dans des vers célèbres des Contemplations (1856) :
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne ri ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous les meules.
Engels a beau être du bon côté de la barrière, ça ne passe pas. Il faut croire que la capacité d’indignation est le meilleur moyen d’échapper aux déterminismes sociaux. Son milieu est étouffant car il se complique d’une adhésion à l’un des courants les plus rigoristes du protestantisme : le piétisme. On est assez malin cependant, chez ces gens-là, pour entraîner les pauvres vers deux drogues dures qui les détourneront de toute idée de révolte : la Bible et l’alcool. Commentaire du jeune Engels : « Et si les ouvriers de Wuppertal étaient réduits alors à choisir entre l’alcool terrestre des cabarets et l’alcool céleste des prêcheurs piétistes, on ne saurait s’étonner de leur préférence pour le premier, fut-il de la pire qualité. »
C’est dans cet état d’esprit, ironique, précis et révolté par l’hypocrisie de sa classe d’origine qu’il part en Angleterre en 1842 pour travailler dans une filature de Manchester où son père a des intérêts. La rupture avec le milieu d’origine est un grand classique de cette époque romantique. Le jeune Flaubert, exact contemporain d’Engels, écrit au même moment les plus belles lettres de sa Correspondance sur cette détestation du bourgeois rouennais, borné, stupide, insensible à toute grandeur. Lui aussi, comme Engels, s’en va. Bien sûr, il va préférer la figure imposée du voyage en Orient et les charmes épicés des hammams d’Istanbul au recensement des miséreux d’Edimbourg jetant chaque nuit leurs excréments à la rue, faute de tout-à-l’égout. À chacun ses exotismes. D’ailleurs il est intéressant de remarquer que la colère de Flaubert se calmera avec les années tandis que celle d’Engels restera pure comme au premier jour. La Commune sera le moment du partage des eaux. Quand Engels écrit à sa mère, le 21 octobre 1871 : « Pourtant, tu as assez déjà entendu traiter des gens de cannibales, dans ta vie : les gens du Tugenbud sous le vieux Napoléon, les démagogues de 1817 et de 1831, les gens de 1848 et, après, il s’est toujours trouvé qu’ils n’étaient pas si mauvais et qu’une rage intéressée de persécution leur avait mis sur le dos dès le début toutes ces histoires de brigands qui ont toujours fini par s’envoler en fumée. J’espère, chère mère, que tu t’en souviendras, et que tu appliqueras cela aussi aux gens de 1871 quand tu liras dans le journal ces infamies imaginaires », Flaubert écrit un mois avant à une amie, la princesse Mathilde : « Avez-vous lu un article de Mme Sand (publié par Le Temps) sur les ouvriers. C’est bien fait, et brave, c’est-à-dire honnête. […] Pour la première fois de sa vie, elle appelle la canaille par son nom. »
En Angleterre, Engels va commencer à mener sa propre enquête de spectateur engagé, d’envoyé spécial sur le front de la lutte des classes naissante et d’ethnologue de ces nouvelles tribus de travailleurs littéralement dévorées par le Moloch de mégalopoles proliférantes, Londres, Leeds, Manchester, dont l’hypertrophie morbide n’est pas sans rappeler celle des grands centres industriels chinois d’aujourd’hui. Sa méthode ressemble à un défi, ce qui est déjà, en soi, une caractéristique révolutionnaire, le panache de la jeunesse en plus : « Voici ce que j’ai fait. J’ai lâché la compagnie des classes moyennes, leurs parties fines, leur porto et leur champagne et j’ai consacré mes heures de loisirs presque exclusivement à la fréquentation de simples travailleurs. Je suis à la fois heureux et fier de l’avoir fait. »
Il y a aussi et surtout un incroyable talent d’écrivain chez Engels, une manière de rendre compte avec des grondements dans la voix et une rage rentrée d’infamies inédites jusque-là dans l’histoire humaine. On croyait tout connaître de la condition ouvrière pendant la révolution industrielle avec Dickens, Zola ou le Hugo des « Caves de Lille » dans Choses Vues, on s’aperçoit que Engels a su trouver la syntaxe de l’horreur, la grammaire de l’épouvante qui convenait pour tracer les contours du visage de ce que l’on n’appelait pas encore l’horreur économique : « L’esclave voit au moins son existence assurée par l’intérêt égoïste de son maître ; le serf possède malgré tout un lopin de terre dont il vit, ils ont au moins une garantie de vivre, sans plus. Mais le prolétaire est réduit à sa seule personne, et en même temps, mis hors d’état d’employer ses forces de façon à pouvoir compter sur elles. »
La Situation des classes laborieuses en Angleterre paraît en Allemagne en 1845. En août 1844, Engels avait quitté l’Angleterre pour revenir à Barmen. Il s’arrête dix jours à Paris afin de rencontrer Marx pour la première fois. Il a son manuscrit avec lui, au moins en partie. La cristallisation s’opère.
Le Grand Jeu peut commencer, enfin.
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