Éloge de la censure


Éloge de la censure

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Frédéric Taddeï (charmant garçon, qui contrairement à tant d’autres ne se donne pas la peine de montrer qu’il est intelligent, pour mieux offrir à ses invités une chance de prouver qu’ils le sont) m’a invité vendredi dernier à son émission « Ce soir ou jamais ». Thème du jour, « l’hypersexualisation » de nos sociétés, et particulièrement la déferlante pornographique. Contexte : le projet de loi européen visant à interdire la diffusion massive d’images pornographiques. Finalement repoussé, comme on pouvait s’en douter, il y aurait trop d’argent à perdre, neserait-ce que pour les labos pharmaceutiques, qui surfent en douce sur la pornographie pour vendre du Viagra, du Xanax, et autres joyeusetés assez peu érotiques.
Taddeï avait invité toutes sortes de gens. Un psychanalyste concourant pour le diplôme de bobo en chef (Serge Tisseron), une députée italienne du Parti démocrate et de l’anorexie réunis (voir Légère comme un papillon, Grasset, 2012) — et, dans le genre ultra-fin, Bénédicte Martin, qui s’est fait connaître, à 25 ans, avec les nouvelles vaguement érotiques de Warm up, et a été épinglée par les robots imbéciles d’Apple pour son dernier ouvrage, La Femme, parce qu’on voyait en couverture une paire de seins (les mêmes censeurs automatiques ont également censuré, dans la foulée, Tchoupi part en pique-nique, parce qu’il y avait le mot « nique », n’est-ce pas…). Elle était venue avec son attachée de presse / éditrice, qui la cornaquait avec élégance et avait manifestement plus de talent qu’elle. Puis une seconde romancière, Katouar Harchi (L’Ampleur du saccage, 2011), un peu plus intelligente quand même, mais moins ostensiblement dénudée — un mauvais point dans la Société du spectacle ; un « écrivain et éditeur », Laurent de Sutter, dont je n’ai pas bien compris ce qu’il avait à dire, mais qui ne le disait pas mal ; Arthur H, le fils de qui vous savez, qui vient de sortir L’Or d’Eros, des textes érotiques classiques accompagnés en musique par Nicolas Repac (le titre m’évoque L’Or du temps, la maison d’édition créée par Régine Deforges dans les années 1960 pour éditer tout ce que n’aimaient pas le général de Gaulle et ses services — grâces lui soient rendues, salut à Franck au passage…). Enfin, Céline Tran — ex-Katsuni, ex-Katsumi, avec qui j’avais eu un dialogue un peu vif, par blogs interposés, lors de la sortie de La Société pornographique (Bourin éditeur, 2012 — voir l’émission de Ruquier).
Katsumi (restons-en au premier sobriquet, celui sous lequel elle s’est fait une réputation internationale) était à peu près la seule, avec moi, à savoir vraiment ce qu’était la pornographie et les dimensions exactes de la queue de Mr. Marcus : elle en a fort bien parlé, me piquant au passage une comparaison avec le fast-food qu’elle avait ramassée dans mon livre (ou dans son expérience). Bien sûr, le chœur des bobos s’est élevé contre ma proposition d’interdire carrément la pornographie du Net (les Chinois le font bien — « Longue vie au Président Mao ! » — « Heu… Vous êtes sûr ? »), ce qui m’a incité à en rajouter une couche et à demander carrément le retour de la censure — « Anastasie, l’ennui m’anesthésie », comme chantait François Béranger dans Le Tango de l’ennui.
Evidemment, le tollé fut unanime…
Bon, évidemment, auteur moi-même de romans érotiques — sous des pseudos divers, mais essayez donc Florence Dugas, pour voir — qui n’y vont pas avec le dos de la cuiller, si je puis dire, et laissent les agaceries de Mlle Martin dans le rayon des fanfreluches, je n’exalte pas la censure (plus volontiers encore, l’autocensure) au nom des ligues de vertu. Bien au contraire : je voudrais que cesse ce grand déferlement de pipes et de sodomies non nécessaires qu’on appelle la pornographie, afin de réhabiliter l’érotisme, cet art complexe et persistant — alors que la pornographie est insistante et unidimensionnelle.
Allons jusqu’au bout du propos : jamais le cinéma américain ne s’est mieux porté que lorsque sévissait (de 1934 à 1966) le fameux Code Hays, du nom de cet avocat / sénateur à la face de rat et aux grandes oreilles (tiens, un alexandrin !) qui imposa ses « recommandations » de décence cinématographique. Pas de baiser de plus de trois secondes : eh bien, Hitchcock contourne le problème (et avec quelle maestria) dans les Enchaînés, en 1946 : Gregory Peck embrasse Ingrid Bergman en séquences de trois secondes enchaînées au fil d’un coup de téléphone, ce qui lui permet d’effectuer le plus long baiser (à l’époque) du cinéma — 2mn30. Le même Hitch montre une pénétration frontale, si je puis dire, à la fin de la Mort aux trousses (1959) — par train et tunnel interposés. Pas de couple non plus dans le même lit : dès 1934, Capra, dans New-York Miami, avait trouvé la solution, en filmant la chute des « murailles de Jéricho » — jamais vu une plus belle illustration d’un dépucelage.
Tout code de vertu génère automatiquement son contournement. Censurer, c’est donner libre cours à l’imagination. C’est vrai au niveau moral : The Celluloid Closet analyse en finesse la manière dont Hollywood a représenté l’homosexualité à des époques où il n’en était pas question — à voir en cinq morceaux ici, que ce soit par des échanges parlants de regards dans Ben-Hur (si !) ou des caresses sur des colts dans La Rivière rouge.
C’est vrai aussi au niveau économique : les restrictions drastiques des subventions publiques au cinéma anglais sous l’ère Thatcher ont donné aux metteurs en scène et aux scénaristes des idées remarquables qui ont enfanté le plus grand cinéma social européen. Sans Thatcher et ses épigones, qu’auraient fait James Ivory, Neil Jordan, Richard Curtis, Mark Herman, Mike Leigh, Peter Greenaway, Peter Cattaneo — ou l’immense Ken Loach ? The Full Monty est un petit film fauché (4 millions de dollars de budget) qui engrangea 257 millions de dollars de bénéfices. Sans montrer le but d’un nichon ni l’arrondi d’une couille.
Dimanche 6 avril, passait sur Arte L’Amant — gros succès de Jean-Jacques Annaud, mais échec artistique évident : coupez les scènes de cul, il reste un court-métrage. Que ne s’est-il contenté du court-métrage !
Alors oui, censurons ! Coupons les crédits ! L’imagination au pouvoir ! Quand tous ces abrutis auront compris que Julien saisissant dans le noir (et dans Le Rouge et le noir) la main de Mme de Rênal est la scène la plus torride de toute la littérature française, alors oui, peut-être y aura-t-il à nouveau un cinéma français.

 



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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