Accueil Édition Abonné Décembre 2018 Le fond du populisme, c’est sa forme

Le fond du populisme, c’est sa forme


Le fond du populisme, c’est sa forme
Donald Trump, Credit MANDEL NGAN / AFP

 


À force d’être enrôlé à tout bout de champ par le discours politique et médiatique, le terme « populisme » s’est vidé de son sens. Désignant des leaders et mouvements politique aux idéologies antagoniques, cette étiquette souvent infamante qualifie avant tout un style que les néo-nationalismes remettent désormais au goût du jour.


 

On dénonce ou on célèbre bruyamment le « populisme », mais on ne se presse pas pour le définir. Certes, les politistes académiques font leur travail, les uns analysent les « populismes » dans le monde ou dans telle région du monde, ils les comparent et étudient leurs évolutions respectives, les autres constatent le « retour du populisme » et en décrivent les différents aspects en Europe ou aux États-Unis, tandis que les politiques et les journalistes s’inquiètent ou font mine de s’inquiéter de la « montée du populisme ». Populisme : tel est désormais, dans les médias, le nom de la menace, voire de l’ennemi. On peut s’en féliciter, avec un grain d’ironie : il n’y a pas de politique sans désignation de l’ennemi, ce dernier serait-il largement fantasmé, voire chimérique. Mais il n’y a toujours pas de consensus sur ce qu’est « le » populisme, notion floue et terme d’usage polémique, devenu depuis une trentaine d’années, dans le discours politico-médiatique dominant, une étiquette diabolisante. Et l’on est en droit de douter qu’un accord soit possible sur la définition du phénomène polymorphe et ambivalent nommé populisme.

Le conflit des interprétations et l’idéalisation du peuple

Nous sommes enclins à projeter hâtivement sur le populisme nos craintes, nos hantises, nos rejets, nos répulsions. Mais aussi, depuis quelques années, et non sans naïveté, nos aspirations et nos espoirs. Quelques intellectuels marginaux, surtout à l’extrême gauche, osent aujourd’hui y projeter leurs rêves d’une démocratie « radicale », qu’ils baptisent « populisme de gauche ». On attend toujours de leur part une définition rigoureuse de ce qu’ils entendent par « radical » ou « radicaliser ». S’agit-il simplement, selon la formule célèbre de Marx, de « prendre les choses par la racine », la racine étant « l’homme lui-même » ? Mais quelle peut en être la traduction politique ? Une politique « humaniste » ou « à visage humain » ? La formule est aussi usée que « politique de civilisation ». La pensée vague et sloganique des intellectuels de gauche répond en sortant les vieux mots magiques, mis en branle par l’opérateur progressiste (« toujours plus ») : toujours plus d’égalité et de liberté. Refrain connu et réconfortant pour certains, mais programme politique un peu court, qui flotte dans le ciel des abstractions…

Le conflit des interprétations tourne autour du sens et de la valeur qu’on accorde au peuple. Alors que les adeptes de l’individualisme libéral se méfient du peuple, sujet collectif soupçonné d’obéir à des passions négatives ou d’avoir des réactions irrationnelles, qu’ils diabolisent en conséquence, les dénonciateurs du néolibéralisme ou du capitalisme mondialisé procèdent à une inversion de la diabolisation : ils transfigurent le mauvais sujet et tendent à l’angéliser, ils l’investissent d’une promesse de salut. C’est cette immaculée conception du peuple, naïve ou feinte, qui forme le socle du prétendu populisme de gauche. Comme le notait Leszek Kolakowski en 1957 : « La gauche sécrète les utopies comme le pancréas l’insuline, en vertu d’une loi naturelle. »

Bref coup d’œil sur la confusion

Ce qu’on appelle populisme depuis le milieu des années 1980 renvoie confusément à trois phénomènes politiques distincts supposés connus : l’extrême droite, le nationalisme et la démagogie. Et ce, alors même qu’on peut voir dans les mobilisations dites populistes l’expression d’une demande de démocratie « véritable », « authentique » ou « vivante », qu’on ne saurait dire « extrémiste » ni « de droite ». Et aussi, alors que le principe de la souveraineté du peuple est célébré par les populistes assumés ou désignés non moins que par leurs ennemis qui se disent « démocrates ». Mais l’on sait que la démagogie suit la démocratie comme son ombre. La difficulté tient selon moi à ce que le populisme est un style politique compatible avec toutes les grandes idéologies politiques : libéralisme, conservatisme, socialisme, nationalisme, etc. Il est dénué de spécificité idéologique. On peut bien sûr qualifier de populistes les expressions politiques de la défiance à l’égard de la démocratie représentative et de son pluralisme libéral. Et ajouter que le « dégagisme » en constitue l’idéologisation. Mais cela ne suffit pas à définir conceptuellement le populisme. On doit se contenter d’une définition descriptive, susceptible de satisfaire deux modestes critères : conformité aux faits et commodité.

Définir ?

Dans cette perspective, en m’efforçant d’être le plus neutre possible, je définis le populisme en tant que style politique, d’une part, par le culte affiché du peuple, et plus particulièrement des classes populaires, célébrées comme « saines », « honnêtes » ou « authentiques », voire comme incarnant la « décence commune », et, d’autre part, par l’appel au peuple lancé par un tribun, un appel direct soit au peuple tout entier, soit à la « partie basse » du peuple, à la plèbe, à la « multitude », aux « vraies gens ». En outre, ce qui complique le tableau, le peuple tout entier peut être assimilé à la nation, et celle-ci au « pays réel » ou à une nation ethnique. L’ambiguïté du mot « peuple », dêmos et ethnos, est un élément constitutif de ce que j’appelle, depuis le début des années 1990, le « style populiste ». Car la « défense du peuple » suit plusieurs chemins. Cette ambiguïté constitutive permet de comprendre pourquoi les mouvements populistes contemporains sont soit plutôt protestataires, donc anti-statu quo et anti-élites, soit plutôt identitaires, donc nationalistes, voire xénophobes en un sens non classique : la xénophobie ne vise plus tant les pays voisins que les flux migratoires, perçus comme menace d’invasion, à tort ou à raison.

Le protestataire et l’identitaire sont cependant de plus en plus souvent mêlés. Cet appel au peuple lancé par de nouveaux leaders donnant dans une démagogie de transgression est inséparable d’une dénonciation des élites du pouvoir, de la richesse et de la communication, jugées plus ou moins complices et corrompues et, surtout, perçues comme coupées des peuples, devenues étrangères à leurs nations d’origine ou d’appartenance. Aujourd’hui, la plupart des populismes en Europe sont des populismes identitaires incarnés par des leaders plus ou moins charismatiques. Ce que j’ai appelé en 1983-84 le « national-populisme », sur la base de mes premières analyses du phénomène Le Pen, est le produit d’un couplage du style populiste, désormais très répandu en Europe, et de l’idéologie nationaliste, refondue sur la base des postures antiglobalisation et anti-immigration, voire anti-islam.

Un projet commun ?

Si l’on peut identifier un projet commun à ces mobilisations diverses, il tourne autour d’un objectif si général qu’il semble n’être qu’une banale répétition du projet démocratique : rendre la parole et le pouvoir au peuple. Ce projet minimaliste est celui que les leaders populistes dans l’opposition ne cessent de réaffirmer publiquement. Ces leaders prétendent défendre une vision hyperdémocratique de la politique, contre le « système », catégorie attrape-tout et diabolisante. Mais certains d’entre eux privilégient les classes populaires (« ceux d’en bas ») ou la « majorité silencieuse », d’autres la nation définie soit par sa souveraineté, soit par son identité historico-culturelle, d’autres encore la nation ethnique. En outre, les partis populistes sont tous hautement personnalisés : les leaders populistes mettent en scène leur personnage, qui doit avant tout se distinguer des politiciens professionnels appartenant à la « caste ». Leur charisme est fabriqué : ils doivent paraître proches ou issus du peuple, « naturels », « spontanés » ou « authentiques ». Ils se donnent pour les seuls représentants véritables du « peuple ». Ils prouvent leur « parler-vrai » par un parler agressif ou provocateur, et parfois vulgaire. Ils ne craignent pas de paraître autoritaires, sachant qu’ils répondent à une demande populaire façonnée par le sentiment d’insécurité. Enfin, tous ont des positions antimondialisation et se montrent plus ou moins europhobes.

Ni droite ni gauche, mi-droite mi-gauche

Le propre des mouvements dits « populistes » est de brouiller ou d’effacer les frontières entre gauche et droite, en empruntant leurs positions idéologiques et leurs thèmes de propagande à toutes les traditions politiques. Les nouveaux partis nationaux-populistes sont en fait des rivaux inattendus pour tous les partis classiques. Disons que la gauche institutionnelle classe les populismes à droite, et que la droite les rejette à l’extrême droite, par une classique stratégie de différenciation. Mais, pour un électoraliste, le FPÖ reste à droite ou à l’extrême droite, l’UDC aussi, et le parti La France insoumise, de Jean-Luc Mélenchon, à l’extrême gauche. Malgré ses efforts, le nouveau FN n’est pas passé à gauche ! Je vois plutôt une vague européenne de « pop-conservatisme » à visage ou étiquette populiste.

C’est qu’il ne s’agit pas d’un courant idéologique ni d’une doctrine, mais d’une dimension et d’une pratique de la politique dans les sociétés démocratiques, ou, si l’on préfère, d’une manière intransigeante ou jusqu’au-boutiste de concevoir la démocratie, qui revient à exiger de prendre à la lettre la définition classique : « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». La démocratie moderne marche en effet sur deux pieds. La souveraineté du peuple constitue le pilier populiste du régime démocratique, l’autre pilier étant le constitutionnalisme, censé encadrer et limiter l’expression de la volonté populaire tout en garantissant le pluralisme. Entre le principe de la souveraineté populaire et les présupposés normatifs de l’État de droit, les tensions sont inévitables. Ceux qu’on appelle aujourd’hui populistes affirment vouloir redonner au peuple son pouvoir de décision, en privilégiant les consultations relevant de la démocratie directe ou semi-directe. Dans leur discours, ils mettent en avant leur critique des élites dirigeantes qui « trahissent » la volonté populaire ou « confisquent » le système démocratique. Ils rêvent donc d’une démocratie absolue, en quoi ils donnent dans l’utopisme.

Une impossible histoire

Une histoire linéaire du populisme ne serait qu’un roman. On ne saurait par exemple mettre dans le même sac des mouvements qui se sont eux-mêmes qualifiés de populistes et des mouvements auxquels on a appliqué, souvent avec des intentions polémiques, l’étiquette populiste. Il a bien existé des mouvements qui se sont qualifiés de populistes, à la fin du xixe siècle, en Russie comme aux États-Unis. Mais ils ont peu de choses en commun. Le populisme américain a été avant tout un populisme agraire, un mouvement d’autodéfense de fermiers contre le pouvoir fédéral et la spéculation financière, dont le discours témoigne d’une imprégnation conspirationniste, alors que le populisme russe était un mouvement d’intellectuels plus ou moins socialisants, allant avec de bons sentiments vers le peuple des campagnes plongé dans la misère et l’analphabétisme, et qu’il s’agissait de « sauver ». On pourrait citer d’autres populismes culturels d’inspiration paternaliste, illustrés notamment par des écoles littéraires. Le « populisme autoritaire » attribué naguère à Margaret Thatcher n’a pas grand-chose à voir avec celui de Marine Le Pen ni avec celui de Viktor Orban. Quant aux populismes latino-américains, dont le péronisme est l’illustration historique la plus intéressante pour les spécialistes, ils n’ont jamais cessé d’osciller entre le césarisme (ou le « caudillisme ») et un socialisme démagogique frotté de nationalisme. Voilà qui fait beaucoup de variétés, mais qui ne permet pas de construire un modèle théorique ou un type idéal intellectuellement satisfaisant et opératoire.

La nouvelle vague nationaliste

Oublions les formules sloganiques imposées par une récente mode lexicale : « montée des populismes » (pour les dénonciateurs) ou entrée dans un « moment populiste » (pour les apologistes). Nous sommes plutôt en présence d’une nouvelle vague nationaliste, avant tout anti-immigration et anti-islam, d’un nationalisme défensif et d’un conservatisme culturel à dominante religieuse (le christianisme revendiqué comme socle identitaire), portés et incarnés par des leaders qui, étant tous des démagogues talentueux, savent exploiter les faiblesses et les défaillances des vieux partis de gouvernement, disons de centre droit et de centre gauche, dont les programmes et les manières de gouverner se ressemblent de plus en plus. Cette indifférenciation des partis classiques, avec la perte d’attractivité qu’elle suscite, est la chance à saisir pour les mouvements nationalistes à visage populiste. Le dynamisme des partis anti-immigration et anti-islam ne cesse d’être renforcé par la vague migratoire et le terrorisme djihadiste, qui ne disparaîtront pas de sitôt.  En outre, comme l’ont montré l’élection de Donald Trump et le vote en faveur du Brexit, le rejet du « politiquement correct » est devenu l’une des motivations du vote populiste, s’ajoutant au rejet des élites en place, dont l’idéologie s’était précisément modelée sur le politiquement correct (multiculturalisme, discrimination positive, ouverture à l’immigration, effacement des frontières, etc.).

Prenons Trump et Poutine : deux démagogues habiles, deux tribuns du peuple, capables de s’adapter aux croyances, aux passions et aux aspirations populaires. Si Poutine est un autocrate, Trump a le profil d’un dirigeant autoritaire. L’un et l’autre privilégient le recours aux thèmes nationalistes. Ils bénéficient d’une autorité charismatique, en dépit de leurs travers. La grande question est aujourd’hui de savoir si le déclin de la démocratie représentative ouvre la voie à des régimes autoritaires postdémocratiques, qui ressembleraient aux nombreuses « démocratures » illibérales observables, à ces dictatures camouflées et ces démocraties truquées installées dans de nombreux pays, qui jouent la souveraineté et l’autorité contre le pluralisme. Dans ce cas, l’âge des démagogues se doublerait d’un âge des « hommes forts ».

Décembre 2018 - Causeur #63

Article extrait du Magazine Causeur



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est philosophe, politiste et historien des idées. Derniers livres parus : Court traité de complotologie, suivi de Le « Complot judéo-maçonnique » : fabrication d’un mythe apocalyptique moderne, Paris, Fayard/Mille et une nuits, avril 2013 ; (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, mai 2013.

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