Pour quelqu’un comme l’auteur de ces lignes, membre à son corps défendant d’une « élite » censée s’être irrémédiablement coupée du « peuple », le spectacle qu’offrent nos démocraties est désolant. Il pouvait à la rigueur suivre d’un œil désabusé les méfaits des révolutions « illibérales » en Pologne et en Hongrie, où la démocratie s’est réduite au vote ; après tout, l’histoire longue et récente de ces pays ne les prédisposait point à se donner d’emblée des régimes démocratiques adultes et apaisés. Il avait déjà plus de mal à s’accommoder de l’émergence de démagogues dans les vieilles démocraties d’Europe occidentale. Puis est venue la gifle du Brexit, et là, l’inquiétude l’a cédé à l’angoisse. En Grande-Bretagne, une classe politique connue pour son pragmatisme et sa pondération s’est abîmée dans une campagne référendaire abjecte où le mensonge l’a disputé à l’ignorance, pour aboutir à un résultat auquel elle n’était visiblement pas préparée. Comment est-ce possible ?
Mais ce n’était encore qu’amuse-bouche, puisque les Américains nous ont servi depuis l’apothéose du plus extraordinaire bateleur, de mémoire d’électeur. Vulgaire, égocentré comme un enfant, ignorant, incohérent, menteur, entouré d’une clique à son image, comment un tel personnage s’est-il hissé au pinacle de la puissance ? Surtout, comment un milliardaire, dont le principal titre de gloire est une émission de télé-réalité où il prenait un plaisir manifeste à éructer « Vous êtes licencié ! » aux malheureux candidats à un job imaginaire dans son empire, a-t-il réussi à passer pour le champion de la classe ouvrière américaine ?
Bien sûr, on peut toujours avancer des arguments circonstanciels. À chaque pays ses particularités locales, les défaillances de ses propres dirigeants, les faiblesses de ses institutions, les ratés de ses campagnes électorales, les bizarreries du système électoral, que sais-je encore. Pour ne prendre que le cas américain, il est évident qu’Hillary Clinton n’a pas été une candidate idéale et que, malgré ses failles, elle a emporté haut la main le vote populaire – plus de deux millions de suffrages de plus que son adversaire ! Ce serait se rassurer à bon compte. Car enfin, le différentiel de qualité entre les deux candidats était tel que la démocrate aurait dû, en bonne logique, pulvériser « le Donald ». Inutile donc de se voiler la face. En additionnant les expériences des deux côtés de l’Atlantique, il faut bien se rendre à l’évidence : c’est à une vague populiste que nous avons affaire, une vague qui menace de gonfler en tsunami. Il est urgent de comprendre pourquoi.
Une crise de la conscience occidentale
Comme chacun sait, la coupable, offerte sur tous les tons à la détestation universelle, est la mondialisation, autrement dit le système-monde issu de l’intégration croissante des marchés et des hommes, elle-même le résultat de la triple révolution des transports, de la circulation de l’information et de la communication de masse. Pour ses critiques les plus acerbes, la solution est son contraire : un processus réversif qu’ils appellent « démondialisation ». Hélas ! La « démondialisation » est un leurre, une illusion analogue à celle qu’entretenaient les briseurs de machines, les luddites, lors de la première révolution industrielle. On peut, bien entendu, mettre des bâtons dans les roues de la mondialisation des échanges en dressant des barrières douanières, on peut tenter de juguler les flux migratoires en s’entourant de murs et de barbelés. Mais, à l’instar du nuage de Tchernobyl, les technologies de communication de masse se jouent des frontières. Lutter contre la mondialisation est un combat d’arrière-garde, perdu à l’avance. La maîtriser, la civiliser, l’humaniser, tel est l’enjeu. Comme, jadis, le syndicalisme et l’État providence ont humanisé le capitalisme, autre monstre dont il est vain de vouloir se débarrasser.
Que la mondialisation provoque une énorme crise protéiforme, rien d’étonnant à cela. Ce fut le cas à chaque bouleversement majeur depuis l’aube de la modernité, des grandes découvertes à la crise des années trente du siècle précédent, en passant par la Renaissance et la Réforme, la révolution scientifique et les Lumières. Dans un essai célèbre publié en 1935, Paul Hazard a analysé ce qu’il a appelé « la crise de la conscience européenne » au tournant du XVIIIe siècle. C’est à une crise de la conscience occidentale que nous sommes confrontés aujourd’hui. Et l’une de ses manifestations est, oui, le populisme qui vient.
Que le populisme soit l’expression des laissés-pour-compte de la mondialisation, voilà qui tient désormais du truisme. Mais laissés-pour-compte dans quel sens ? L’étude sociologique du scrutin américain montre que le clivage riches/pauvres n’explique pas grand-chose (voir par exemple l’excellent article de Jacques Lévy, « Les riches ont voté Trump, les villes Clinton », dans Le Monde du 17 novembre). Il s’avère que ce n’est pas le niveau économique qui a été déterminant dans le choix du candidat, puisque le revenu médian d’un foyer qui a voté Trump est de 72 000 dollars, soit bien au-dessus de celui de l’ensemble de la population (156 000 dollars), comme de celui de ses adversaires démocrates (entre 56 000 pour Clinton et 61 000 pour Bernie Sanders). À l’inverse, 53 % des Américains les plus pauvres, ceux qui gagnent moins de 30 000 dollars par an, ont voté Clinton.
Les riches ont voté pour Trump
Alors, si les électeurs du milliardaire sont les laissés-pour-compte de quelque chose, c’est de la culture, entendue au sens large. La race d’abord, puisque seuls 22 % de non-Blancs ont voté pour lui et 8 % de Noirs. Le niveau d’éducation ensuite, couplé au genre et à la race, l’électeur type de Trump étant un homme blanc non diplômé. Le niveau de religiosité aussi, facteur déterminant où les résultats sont parfaitement symétriques : 72 % de sans-religion ont voté Clinton, 62 % de protestants, Trump. L’habitat, enfin. Les grandes villes ont massivement voté Clinton, y compris celles de la Rust Belt qui ont subi de plein fouet les effets de la mondialisation ; les comtés ruraux, eux, ont privilégié Trump.[access capability= »lire_inedits »]
Cela ne veut évidemment pas dire que les effets délétères de la mondialisation n’ont aucune incidence sur la déferlante populiste, aux États-Unis comme en Europe. Si la mondialisation a été bénéfique pour les pays émergents, où elle a tiré des centaines de millions d’individus de la misère et a aidé à la constitution de véritables classes moyennes, si elle l’a été aussi, quoi que l’on dise, en Occident, elle y a aussi produit des effets pervers : le couple délocalisations/désindustrialisation, des inégalités monstrueuses et, bien sûr, cette crise interminable dont on commence seulement à entrevoir la fin. Il n’est pas indifférent que de vieux bastions démocrates, dont la Pennsylvanie, l’Ohio et le Michigan, soient tombés dans l’escarcelle du Républicain. Cela veut simplement dire que les facteurs culturels du malaise induit par la mondialisation l’emportent sur les facteurs économiques.
Les facteurs culturels ? Dans un article récent du New York Times, Thomas Friedman décrit ainsi le sentiment diffus de déracinement que ressentent beaucoup face à un monde où leurs repères familiers se sont évanouis : « Les deux choses qui les ancraient dans le monde, leur communauté et leur travail, vacillent. Ils vont à l’épicerie du coin et quelqu’un leur parle dans une langue étrangère ou porte un foulard sur la tête. Ils vont aux toilettes pour hommes et là se tient quelqu’un près d’eux qui leur semble être d’un sexe différent. Ils vont à leur lieu de travail et il y a un robot assis près d’eux qui leur semble apprendre leur job. » Ces gens, conclut Friedman, « dansent dans un cyclone » ; mais on ne peut danser que dans l’œil d’un cyclone, pas dans ses marges. C’est ce qu’ont compris Trump et ses émules de ce côté-ci de l’Atlantique, qui surfent sur les angoisses et les peurs de ceux pour qui l’œil du cyclone semble hors de portée.
On peut toujours rêver de révolution ; ce qu’on finira par avoir, c’est la jacquerie et/ou la dictature.
Que faire ? Ce type de crise majeure, multiforme, due à un changement brutal de paradigme, ne se résout que dans la durée. Affaire d’ajustements difficiles et douloureux, sur lesquels le politique a peu de prise. D’autant que le politique lui-même n’échappe pas à la même crise, il en est même la première victime. Dans des cas extrêmes, la crise se dénoue dans la révolution, qui opère à sa manière, dans la violence, les ajustements nécessaires ; parfois dans la guerre, qui en efface brutalement les effets. Ainsi, ce n’est pas le New Deal rooseveltien qui a mis fin à la Grande Dépression inaugurée par le krach boursier d’octobre 1929, mais bien la Seconde Guerre mondiale.
En attendant l’apocalypse, il y a tout de même des choses à faire. Sur le plan économique, réduire les inégalités, devenues obscènes, est un impératif absolu. Sans le correctif d’une distribution plus équitable de ses fruits par l’impôt progressif, la mondialisation est un désastre social et moral. On peut toujours rêver de révolution ; ce qu’on finira par avoir, c’est la jacquerie et/ou la dictature. Évidemment, une véritable politique de réduction des inégalités ne peut se concevoir qu’à l’échelle de très grands ensembles, faute de quoi on est à la merci de la surenchère protectionniste et du dumping fiscal. Et oui, n’en déplaise aux souverainistes de tout poil, en Europe, l’échelle pertinente pour agir contre les effets pervers de la mondialisation, c’est l’Europe.
Aucun mépris à l’égard du peuple
Sur le plan culturel, la marge de manœuvre est encore plus étroite. L’Amérique ne sera plus jamais unanimement blanche et protestante ; c’est tant pis pour les nostalgiques de la Confédération, mais on n’y peut rien, et d’ailleurs on n’a aucune envie d’y pouvoir quelque chose. C’est ainsi. C’est dire qu’on fait aux « élites », pour ce que ce terme galvaudé jusqu’à l’écœurement signifie, un procès inique. Ou plutôt, on se trompe de procès. Ces élites, « mondialisées » bien entendu, se seraient coupées du « peuple » et le traiteraient, lui et ses angoisses, avec mépris. Mais j’ai beau avoir suivi au jour le jour la campagne présidentielle aux États-Unis, évidemment dans les journaux censés exprimer le point de vue desdites élites, je n’ai constaté aucun mépris à l’égard du « peuple ». Fallait-il, au nom de l’écoute du peuple, cautionner la haine des immigrés, le racisme et la misogynie, le dédain de la science et des faits, l’ignorance crasse des réalités internationales ? Plus généralement, convient-il d’exonérer le peuple de toute responsabilité ? Parce qu’il est le peuple, aurait-il toujours raison, quoi qu’il fasse et en toute circonstance ? Montesquieu définissait la République, nous disons la démocratie, comme le régime fondé sur la vertu. Cela n’implique-t-il pas pour l’électeur quelque discernement pour saisir les enjeux du scrutin, de lire les programmes des candidats, de se déterminer en raison, en fonction de son intérêt bien compris comme celui de la nation ? La rage et l’envie de tout mettre à terre sont-elles des raisons suffisantes, politiquement et moralement justifiées ?
Non, je ne fais pas le procès de la démocratie, pour la bonne raison que je ne vois pas bien par quoi l’on pourrait la remplacer. Je constate simplement que, comme toutes les institutions humaines, la démocratie est une affaire fragile, et qu’elle a des ratés. Afin qu’elle fonctionne convenablement, elle présuppose des règles de fonctionnement claires, simples et aisément compréhensibles. Elle présuppose un peu de courage aussi, ce qui implique qu’en démocratie représentative, ceux que nous élisons pour nous gouverner devraient se garder de se défausser sur nous pour prendre les décisions difficiles qui relèvent de leur responsabilité. Le référendum se justifie parfois, rarement, lorsqu’il s’agit de changer radicalement les règles du jeu démocratique. Il n’est le plus souvent qu’un simulacre de démocratie, en faisant de toute question, aussi complexe et technique soit-elle, aussi décisive soit-elle pour l’avenir de la nation, un plébiscite pour ou contre le gouvernement du moment. Enfin, la démocratie présuppose chez ses citoyens une conscience politique élevée, laquelle ne va pas sans une éducation historique et civique solide. C’est là que les élites politiques ont failli.
Les élites intellectuelles, elles, ont failli en s’enfermant, à leur tour, dans un carcan identitaire. On pense souvent, à gauche, que l’obsession identitaire est une affaire de droite. Il faut n’avoir jamais mis les pieds sur un campus américain, de préférence de l’Ivy League, pour ignorer la force de la passion identitaire de gauche. Là-bas, dans ces îlots d’excellence perdus au milieu d’un océan de misère intellectuelle, on est d’abord femme, noir, hispanique, homo- ou bi- ou transsexuel, avant d’être étudiant et simplement un être humain parmi d’autres êtres humains. Les différences y sont exacerbées par une politique délibérée, sanctionnée par les autorités universitaires et exécutées avec rage. On s’y réfugie entre soi dans des safe spaces, on y traque la moindre parole, la plaisanterie la plus anodine, voire le pronom ou la tournure grammaticale, qui dénoteraient je ne sais quel glissement sémantique dans un « champ discursif » où l’individu ne se complaît pas. Ce n’est pas seulement la liberté académique qui en prend pour son grade, c’est la liberté tout court, donc la démocratie.
Retrouver du sens commun, aux deux acceptions du terme ; tenir un discours inclusif en prenant appui sur ce que notre humanité nous a donné en partage ; redonner sa noblesse à ce qui relie les hommes plutôt qu’à ce qui les sépare… Voilà une bonne recette pour débusquer les impostures des démagogues. Ce n’est pas une question de droite ou de gauche, mais… de sens commun.[/access]
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