Pontalis l’inflexible


Pontalis l’inflexible

pontalis jean bertrand

La Nouvelle Revue de Psychanalyse aura été, entre 1970 et 1994, un lieu de réflexion exceptionnel et, alors que, de la NRF aux Temps modernes, les revues traditionnelles de littérature ou de politique voyaient leur audience se raréfier, un lieu de rencontre où se croisaient tous les champs du savoir. Elle était née au moment où la psychanalyse, refusant de se donner un « Ordre » et prétendant ne « s’autoriser que d’elle-même », explosait en chapelles et se déchirait à coups d’opuscules, de querelles byzantines et d’exclusions. La NRP était l’ouverture à ceux qui ne s’autorisaient pas de la science analytique mais n’avaient cessé de nourrir un certain savoir de l’inconscient, par l’histoire, la religion, la mythologie, l’ethnologie, l’art, la littérature, aussi. Ceux qui ne savaient plus trop où publier y trouvèrent leur patrie, des figures majeures, de Jean Starobinski à Jean-Pierre Vernant, de Jacques Le Goff à André Green et à Blanchot… Elle était aussi ouverture à l’étranger à un moment où la France se refermait sur ses certitudes : on y lisait Gomez Mango, Remo Guidieri, Masud Khan, John Jackson, Winnicot… N’en déplaise à ceux qui ne cessent de dresser le procès de Freud, la psychanalyse a été un humanisme de notre époque, dont il serait temps de réécouter la voix.[access capability= »lire_inedits »]

Une autre revue était née, plus rare : Le Temps de la Réflexion. Ces épais numéros sur l’immortalité où les figures des dieux demeurent, trente ans après, des références sans guère d’équivalent. Jean-Bertrand Pontalis tenait ces deux revues à bout de bras, avec une cohérence et une intensité qu’un directeur ne peut guère assurer plus de trois ou quatre ans. Sous son apparente douceur, l’éditeur était inflexible. En même temps, il continuait son métier d’analyste, ce « métier impossible », avait dit Freud, et recevait chaque jour ses patients dont il écoutait l’interminable plainte, toujours à peu près la même, et dont il lui fallait cependant trouver la singularité – et l’exprimer.

Dans les dernières années, il osa se vouer presque tout entier à son unique, sa seule passion : la littérature. Les écrivains, au fond, avaient tout dit, et mieux que les autres : ils avaient été ses meilleurs amis et ses principaux rivaux. Ce fut le sens de son essai, Freud et les écrivains.

C’était aussi le sens de la collection « L’Un et l’autre », créée en 1989 et qui, sous sa couverture bleu nuit et de format oblong, devait publier plus de 130 titres. « L’Un et l’autre », c’était l’auteur et son héros, le peintre et son modèle, les réflexions du « je » devant le miroir de l’âme, l’analyste peut-être aussi, face à l’analysant…

« Jibé » y publia de jeunes écrivains, des écrivains méconnus ou peu connus qui, loin de la scène et du bruit, avaient élaboré une œuvre secrète, intime, confidentielle, aussi éloignée du roman-fiction contemporain que de la confession impudique. On y trouve, parmi d’autres, les noms de Pierre Bergounioux, Christian Bobin, Florence Delay, Sylvie Germain, Guy Goffette, Roger Grenier, Pierre Lartigue, Richard Millet, Jacques Réda, Michel Schneider.

Jean-Michel Delacomptée a l’honneur et la mission difficile de clore cette collection dont nul, après la mort de « Jibé », n’aurait pu assumer la direction singulière.

C’était le sens de sa propre œuvre d’écrivain, tout à la fois mémorialiste et moraliste, essayiste et clinicien de l’âme. Perdre de vue est sans doute l’un des plus beaux livres que l’on ait écrits sur l’amour et sur l’amitié, sur la mère et sur les attachements que la vie provoque et dénoue. L’expérience de l’analyste avait nourri, comme nul autre, la souffrance de la perte et son sens, et le malheur suprême de l’homme qui est de ne pouvoir aimer.[/access]

*Photo: Hannah

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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Conservateur général du patrimoine, écrivain, essayiste volontiers polémiste et historien de l'art. Membre de l'Académie française.

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