Les plus anciens d’entre nous se souviennent peut-être d’une anecdote de la présidence Pompidou. À la suite d’un fait divers, ayant conduit au suicide d’une jeune professeur à Marseille, la presse interroge le président, et l’incite à se prononcer sur l’affaire. Georges Pompidou hausse alors un sourcil, prend un instant, et récite d’une voix sobre quelques mots tirés d’un poème d’Eluard, avant de s’éclipser discrètement, sans souci des journalistes qu’il laisse dans une perplexité polie.
Les plus attentifs auront relevé un passage amusant dans le discours d’entrée en campagne de Manuel Valls. Au moment d’un développement portant sur la défense du français, sans doute pris d’une de ces fièvres lyriques dont il a le secret, l’ancien Premier ministre a jugé bon de nous égrener toute une liste d’écrivains : « le français de Rabelais, dit-il, de Hugo, de Camus, de Césaire, de Beauvoir, de Patrick Modiano ou de Leila Slimani ». Si c’est pas du rassemblement…
Deux scènes de la vie politique, au cours de laquelle la littérature fait effraction ; deux scènes, où le principal protagoniste est un homme d’Etat, et où les écrivains sont convoqués comme des arguments d’autorité : on ne saurait pourtant assimiler ces deux personnages, en raison de l’utilisation tout à fait différente qu’ils font des références littéraires. Avec Pompidou, c’est la littérature version « Grandes orgues », l’écrivain érigé en instance morale et philosophique, et dont une seule citation suffit à éclairer notre condition humaine. Avec Valls, c’est la littérature version « name dropping », l’écrivain réduit au statut d’animateur culturel, félicité chaleureusement pour participer au rayonnement de la francophonie.
Vous parlez d’un déclassement !
Il serait facile de pester contre un tel bouleversement ; de se lamenter avec Renaud Camus devant la disparition progressive de la littérature ; de regretter que la France, « nation littéraire par excellence », n’ait gardé du passé qu’un aussi piètre souvenir ; de rappeler les faits divers qui attestent de l’inculture littéraire de nos hommes politiques (Patrick Modiano et Fleur Pellerin ; La princesse de Clèves et Nicolas Sarkozy ; le « Zadig et Voltaire » de Fréderic Lefebvre …) ; d’évoquer une nouvelle fois le sac dont sont victimes les langues anciennes.
Tout cela est vrai, mais n’y-a-t-il pas aussi quelque chose de ridicule du côté de Georges Pompidou, récitant d’un air inspiré des vers incompréhensibles, avant de s’éloigner d’une démarche patricienne ? Autrement dit, n’a-t-on pas surcoté la littérature en lui conférant un rôle quasi-religieux ? Impossible de répondre à ces questions, à moins bien sûr de revenir un peu en arrière, aux balbutiements de la IIIème République pour être précis, qui fut le moment de l’écrivain-roi et des humanités-reines.
Au fur et à mesure que la société s’acheminait vers les lois de 1905, la littérature n’a cessé de gagner en prestige, de devenir la nouvelle religion de cette société laïque et marquée par le positivisme, mais non guérie du besoin de spiritualité. Et l’écrivain, avec elle, de devenir cette figure sacrée, magnifique, intouchable, qu’a par exemple été Victor Hugo, et qui devait se faire le guide de l’humanité vers les lumières du Progrès.
C’est d’autant plus flagrant que, comme toutes les religions, la littérature s’est structurée autour d’un clergé, scrupuleusement hiérarchisé, et dont les hussards noirs étaient les curés de campagne, et les normaliens, les évêques ; autour d’institutions vénérables, dont la Nouvelle revue française incarnait le versant progressiste, et l’Académie française l’aspect conservateur. C’était aussi le temps où le latin était la matière reine ; et la connaissance et la fréquentation des grands auteurs le ciment spirituel de la société nouvelle en même temps que la clef de voûte de l’élévation sociale.
Les raisons du déclin
Deux phénomènes cependant vinrent fragiliser ce bel édifice :
L’Histoire : Vichy d’abord, période qui vit notre belle république des Lettres se compromettre, notamment par l’intermédiaire de la NRF et de son directeur d’alors, Pierre Drieu la Rochelle, dont le suicide à la Libération ne parvint pas à effacer la trahison ; les années d’après-guerre ensuite, pendant lesquelles on vit le marxisme gagner un prestige considérable dans les milieux intellectuels, et entraîner ainsi nos plus grands écrivains à soutenir le plus inexcusable des régimes – Sartre et Aragon, pour ne citer que les plus connus, mais qui ne furent pas les seuls, loin s’en faut, et qui firent beaucoup pour la dégradation de ceux qui étaient apparus à l’affaire Dreyfus : les intellectuels. L’écrivain apparut pour ce qu’il était : un homme comme les autres, capable de justifier les pires atrocités.
Le développement des sciences humaines ensuite : qui, dans la perspective du marxisme dominant en ce temps-là, ne pouvaient qu’être préférées aux vieilles Humanités, toujours suspectes de redorer le blason de l’individu. La philosophie avait pourtant été grimée sous les atours de la phénoménologie, la littérature sous ceux du Nouveau Roman ; mais on ne se débarrasse pas comme ça d’un préjugé aussi ancien. La littérature, c’est le roman ; le roman, c’est le personnage, l’individu romantique et surtout bourgeois qui prend son destin en main. Une société irriguée par le marxisme, et dont la question fondamentale était la question économique, ne pouvait, progressivement, que se détacher de la littérature. Car cette dernière présentait l’inconvénient d’hériter d’une idéologie bourgeoise, et donc d’être connue pour s’intéresser à l’homme en ce qu’il est capable de s’affranchir du groupe, et d’affirmer son individualité.
Pourquoi nous sommes encore marxistes
Nous ne sommes pas marxistes, du moins pas consciemment. Il est vrai que le mur est tombé, et que l’URSS n’est plus qu’un chapitre des livres d’Histoire. Pourtant, nous sommes profondément marqués par une vision matérialiste des choses. Pour ceux qui se demanderaient ce que cela recouvre exactement, voici en vérité un exemple typique de ce que certains ont pu appeler l’hégémonisme culturel : une idéologie qui parvient à s’imposer dans les esprits avec une telle réussite qu’elle parvient à n’être plus conçue comme une position, et donc à rentrer dans le clair royaume de l’évidence. Peu importent nos convictions politiques, nous rechignons toujours à trouver à nos problèmes une autre explication qu’économique. Tout doit s’expliquer par l’argent, et par son inégale répartition entre les individus ; et toute explication qui diffère d’un tel constat reçoit immédiatement la même sanction : non seulement réprouvée, traitée en tant qu’idéalisme ; mais, pire encore, criminalisée.
Qu’il s’agisse de la délinquance, des émeutes en banlieue ; qu’il s’agisse des attentats ; qu’il s’agisse de l’eurosceptisme ; du Brexit ; de Donald Trump ; de Fillon : il n’est pas absurde de tenir compte du facteur économique. On se doute bien en effet que les hommes dans les années 2010 ont toujours besoin d’un emploi, de payer leurs factures, de manger à leur faim, et de bénéficier de conditions de vie agréables. Mais aucune grille de lecture, aussi pertinente soit-elle, ne saurait suffire à rendre compte de la réalité dans ce qu’elle a de plus complexe.
Dans un tel contexte, il nous semble impossible que la littérature n’ait pas son mot à dire ; mais, d’une façon autre qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent : pas à la manière de Valls, aux yeux duquel l’écrivain est réduit à n’être qu’un agent culturel ; mais pas non plus à la manière de Pompidou, pour qui la littérature fait office d’oracle et de mysticisme.
Et c’est peut-être chez les deux écrivains les plus connus de notre époque, Patrick Modiano et Michel Houellebecq, que nous retrouvons un renouveau de la littérature. Tous deux, sur un mode plus intime pour le premier, et sur un mode plus explicitement politique pour le second, s’emploient à tarauder avec brio notre identité nationale. « Avec brio » ne signifie pas avec la suffisance et la certitude qui ont pu caractériser certains de nos écrivains au XXème siècle. Au contraire, aussi différents soient-ils, Houellebecq et Modiano ont sans doute le point commun de ne pas surestimer la littérature ; de ne pas en faire une parole de vérité absolue, mais une parole de questionnement. De la rendre à elle-même.
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