À chacun sa Penelope. Si en France on s’interroge sur la légitimité d’un ancien Premier ministre pris dans la tourmente à diriger le pays, en Pologne on se demande à quoi le pays aurait ressemblé si ce n’était pas un « traître » qui l’avait libéré et ensuite présidé pendant cinq ans. Il semblerait néanmoins que, dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas la vérité seule qui compte, mais l’usage qu’on en fait et les motivations de ceux qui veulent la trouver à tout prix. Car la valeur de la vérité n’est pas égale selon qu’on la cherche pour elle-même ou pour assouvir des intérêts particuliers et des desseins partisans. En tous les cas, c’est la conclusion qui s’impose après les révélations concernant la collaboration de Lech Walesa avec les services de sécurité communistes (SB).
Cinq ans de coopération
Commençons par les faits : après la sanglante répression des manifestations ouvrières à Gdansk, le 19 décembre 1970, Lech Walesa, alors peu connu et âgé d’à peine 27 ans, se fait arrêter par la milice. Le contenu de son interrogatoire reste secret. Les preuves matérielles, autrement dit les documents, attestent seulement qu’après cette interpellation, Walesa est enregistré en tant qu’« agent » sous le pseudonyme « Bolek ». Entre 1971 et 1973, le futur leader du syndicat indépendant Solidarnosc coopère activement avec le SB, rédige plusieurs dizaines de rapports sur la situation dans les chantiers navals, l’attitude de ses collègues, les actions envisagées par l’opposition. A partir de 1974 et jusqu’en 1976, les dossiers expertisés démontrent un changement dans le comportement de Walesa. Ses notes deviennent de plus en plus laconiques, évasives, il en termine une par « pas la peine de s’épancher sur n’importe quoi ». En 1976, Walesa rompt, de sa propre initiative, toute coopération avec les communistes, pour laquelle il a perçu au total une somme équivalant à cinq salaires mensuels moyens de l’époque. Désormais, il est considéré par le pouvoir comme un personnage hautement subversif et potentiellement dangereux pour la stabilité de l’Etat. De fait, Walesa ne deviendra la grande figure de l’opposition qu’en décembre 1979, quand il réclame devant une foule de plusieurs milliers de personnes rassemblée sur le parvis du chantier un monument à la mémoire des ouvriers tombés en 1970. « Je me sens moralement responsable de ceux qui ont perdu la vie, mais aussi de ceux qui ont survécu et qui m’ont fait confiance », dira-t-il, avant de lancer un appel solennel à apporter une pierre à la place où le monument devrait être dressé. « Si chacun en apportait une, nous érigerions ensemble ce monument ! ».
Discréditer le gotha de Solidarnosc
L’expertise graphologique de l’Institut Sehn de Cracovie, rendue en janvier dernier, ne laisse aucun doute quant à l’authenticité des documents signés « Bolek ». Un doute qui aurait pu être justifié dans la mesure où Lech Walesa a été lavé de tout soupçon de collaboration avec les services de sécurité par la chambre de lustration de la Cour d’appel en 2000. En outre, toutes les nouvelles pièces à conviction susceptibles de compromettre l’ancien président polonais, ont été trouvées lors de la perquisition de la villa habitée par la veuve du général Kiszczak, bras droit du général Jaruzelski et ministre de l’Intérieur dans les années 80, dont la volonté de discréditer le gotha de Solidarnosc serait difficile à contester. Toutefois les plus estimés des historiens polonais, qu’ils soient de droite ou de gauche, s’accordent sur l’impossibilité de falsifier un si grand nombre de documents, de surcroît très détaillés. Lech Walesa a donc bel et bien vendu des informations aux services de sécurité. C’est tout quant aux faits.
Passons à présent à leur signification réelle, c’est-à-dire démontrable. Pour une fois, il serait bien de s’intéresser en premier lieu aux grands oubliés de ce scandale, à savoir les camarades de Walesa, sur qui il a rédigé des rapports. Seule une poignée d’entre eux s’est prononcée sur le sujet, certains rudement, d’autres avec compréhension. Ce fut notamment le cas de Henryk Lenarciak, mécanicien, réprimé tout au long du régime communiste, et qui dit s’être souvenu d’avoir vu Walesa entrer au commissariat entouré de miliciens dont un qui avait tiré sur les gens. Par la fenêtre, Walesa a demandé aux ouvriers d’arrêter de caillasser le bâtiment afin qu’il puisse négocier avec la milice l’arrêt des tirs. Aussitôt, le calme est revenu des deux côtés de la barricade. La milice a longtemps essayé de recruter Lenarciak. Sans résultat. Il n’a jamais rien signé, n’a pas plié, n’a vendu personne. Reste la question de savoir si son exemplarité morale aurait suffi à faire de lui un bon leader ? Certes, le charisme de Walesa ne le disculpe pas. Mais son tempérament, égaré à mi-chemin entre la naïveté et la brusquerie, la bonhomie et l’insolence, a fait de lui le symbole d’un mouvement populaire qui a vaincu un système totalitaire. Si les documents trouvés chez le général Kiszczak témoignent d’un moment de faiblesse d’un jeune ouvrier et père de famille, ils prouvent également la force de caractère de ce même homme qui, à un moment donné, a eu le courage de dire « stop ». Nous savons ce qu’est devenue la Pologne grâce à Walesa- un pays stable sur le plan politique et économique, dont la transition vers la démocratie s’est faite de manière pacifique. Nous ne saurons jamais -et il convient de s’en réjouir, en se rappelant la guerre en ex Yougoslavie- quel aurait été son destin s’il n’y avait eu que des incorruptibles dans l’opposition et que des brutes sanguinaires parmi les membres du Comité central.
Kaczynski salit son ancien mentor
Pourtant, « l’affaire Bolek » sert au parti populiste Droit et Justice, d’argument délégitimant un quart de siècle de l’histoire polonaise. La corruption de Walesa aurait conduit aux « infâmes » négociations de la Table ronde en 1989 entre le Parti et l’opposition, posant ainsi les bases pourries de la nouvelle République. C’est, entre autres, l’avis de Krzysztof Wyszkowski, député de Droit et Justice, ainsi que membre de l’Institut de la mémoire nationale, chargé d’enquêter sur les crimes nazis et communistes contre la nation polonaise. Jaroslaw Kaczynski, président de Droit et Justice, et frère-jumeau de l’ex président de la République décédé dans un crash d’avion, va nettement plus loin. En 2010, alors que la réputation de Walesa parait solide, il déclare dans la presse : « Face à l’inéluctable compromission de Walesa, c’est Lech Kaczynski qui deviendra le leader symbolique du mouvement de Solidarnosc. ». Et voilà que, d’un coup, toute la terrifiante vérité sur le passé de Walesa indigne beaucoup moins, voire prête à rire. Surtout quand on sait que les frères Kaczynski étaient deux poulains du président Walesa au début des années 90- Jaroslaw occupait la fonction de chef de la chancellerie, Lech, celle de chef du Bureau de la sécurité nationale- jusqu’à ce qu’ils soient virés par leur patron pour de sombres affaires en coulisses. Le paradoxe des plus surprenants : les services de sécurité communistes n’ont jamais réussi, ni à détruire ni à briser psychologiquement Walesa, ce que ses anciens protégés réalisent à présent avec jubilation et méthode.
En effet, le prix Nobel de la Paix encaisse mal les coups, se défend maladroitement. Il nie tout en bloc, refuse de fournir à l’Institut de la mémoire nationale un échantillon de son écriture, crie au complot. On connaît ça en France aussi. Et, pour l’avoir vu cent fois à la télé, on sait que face à la chiennerie lâchée, la pire des stratégies consiste à courir. A l’heure qu’il est, Lech Walesa risque de six mois à huit ans de prison à cause de ses faux témoignages devant la Cour. Quel besoin a-t-il eu de mentir ? Sinon de maintenir sa cohérence intérieure, se persuader soi-même de sa probité, on n’a pas de réponses. Très affecté par la mort soudaine d’un de ses fils, Przmyslaw, 43 ans, décédé au début de l’année d’un diabète non soigné selon le communiqué officiel, Walesa s’effondre et annonce publiquement : « Mon fils n’a pas tenu psychologiquement et à cause de ceux qui me harcèlent s’est pris la vie. ». Prisonnier de sa propre légende, Walesa agace autant qu’il suscite la compassion. Car son rôle dans l’histoire de l’Europe centrale n’est pas contestable, en dépit des agissements politicards d’un Kaczynski dont le nom sera oublié d’ici les prochaines élections. C’est une des raisons pour lesquelles Walesa semble s’enfoncer. Mais pas la seule. Tout comme Kaczynski ne parviendra jamais à réécrire le passé en faveur de son propre frère, Walesa n’arrivera pas à sublimer le sien. Il ne lui reste qu’à se dire qu’il avait géré ses erreurs de la façon la plus intelligente qui soit. Parce que, c’est sûr, il n’y aurait pas eu beaucoup de volontaires pour se battre à ses côtés, s’il avait avoué sa faute il y a trente ans.
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