Pologne : Être une mère féministe, c’est pas si facile…


Pologne : Être une mère féministe, c’est pas si facile…

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Imaginons l’inimaginable. Par exemple, des féministes admettant que la plupart des Françaises se préoccupent d’autres sujets que l’abolition de la prostitution et l’extension de la PMA aux couples homosexuels. Ou faisant leur autocritique publique dans les médias. Ou encore expliquant dans une tribune qu’il ne sert à rien que les femmes accèdent au pouvoir si, une fois au sommet, elles s’emploient à mener une « politique machiste », c’est-à-dire insensible aux problèmes réels de la majorité des femmes. Cette remise en cause inconcevable en France à l’heure actuelle s’est pourtant produite en Pologne. Incroyable mais vrai : les féministes locales – du moins une de leurs factions – ont procédé à un examen de conscience et avoué s’être trompées sur quelques questions essentielles. Et l’on se prend à rêver que cette rafraîchissante agitation d’idées traverse les frontières pour venir un jour contaminer les militantes d’Osez le féminisme !

En Pologne, tout est parti d’une question très simple, que les féministes françaises n’ont pas (encore ?) osé formuler : pourquoi les femmes, profondément attachées aux acquis du féminisme, rechignent-elles à se déclarer elles-mêmes féministes ? Pour ceux qui l’ignorent, précisons qu’il s’agit là d’une atteinte à un tabou puissant. Car, jusqu’à présent, les féministes – et pas seulement polonaises – considéraient que toutes les femmes souscrivent naturellement à l’idéologie féministe, de préférence radicale, bien que certaines d’entre elles ne le manifestent pas. La veille de la Journée internationale de la femme est alors paru, dans un supplément mensuel du quotidien Gazeta Wyborcza, un texte signé par deux femmes influentes et émancipées : Aneta Borowiec et Natalia Waloch-Matlakiewicz. Armées d’humour et d’esprit critique, elles y dénonçaient – tenez-vous bien – les dérives du féminisme polonais dans sa mouture d’après 1989. Un séisme ![access capability= »lire_inedits »]

Bien sûr, des différends existaient déjà entre les courants néolibéral et néomarxiste, mais ces dames veillaient jusqu’alors à laver leur linge sale en famille, discrètement. La première entorse à la règle date de 2014, lorsqu’une des figures de proue du mouvement féministe, Agnieszka Graff, a sauté à pieds joints dans l’extravagance en devenant mère. Aussitôt, Mme Graff a réalisé que traverser Varsovie avec une poussette exigeait plus de courage et d’intelligence qu’écrire un article sur le sexisme à la télé. Délaissant ses thèmes de prédilection – l’exclusion des femmes de la sphère publique après la chute du communisme, les liens entre le nationalisme polonais et la construction de l’identité de genre, la légalisation de l’IVG –, elle a alors publié un livre courageusement intitulé Mère féministe. Comme de juste, l’ouvrage a provoqué l’ire de ses copines, qui l’accusaient de conservatisme, autant dire de la tare suprême, n’hésitant pas pour l’occasion à collaborer avec la presse mainstream.

S’interroger, comme Agnieszka Graff, sur les paradoxes d’un pays qui glorifie le modèle familial sans se donner les moyens d’une politique familiale ambitieuse contreviendrait-il aux intérêts des femmes ? Le doute a émergé. Magdalena Sroda, ancienne haut(e)-commissaire pour l’égalité entre les femmes et les hommes au cabinet social-démocrate de Marek Belka et initiatrice du mouvement populaire Le Congrès des femmes, juge la question sans intérêt : les femmes ne disposent-elles pas de machines à laver et de services à domicile ? Graff s’insurge, remarquant avec beaucoup de bon sens que lesdits « services à domicile », outre qu’ils sont réservés à une poignée de privilégiées, sont quasi exclusivement assurés par des femmes qui – justement – peinent à concilier leur travail et leurs obligations de mères. Qui aurait pensé que cet échange venimeux alimenterait, une année plus tard, un débat de fond cathartique ? À moins que l’affaire ne se transforme en crêpage de chignons…

La violence et la radicalité sont en effet les deux péchés capitaux des féministes polonaises, qui font fuir nombre de sympathisantes potentielles. Approuver la légalisation de l’IVG est une chose, dont plus de la moitié des Polonaises reste convaincue de la justesse, y compris des catholiques pratiquantes. De là à applaudir la provocation d’une Katarzyna Bratkowska qui, en 2013, avait publiquement annoncé sa décision de recourir à un avortement clandestin pendant le réveillon de Noël ? Certainement pas ! Si les Polonaises revendiquent le droit de pouvoir interrompre en toute sécurité les grossesses non voulues ou dangereuses pour leur santé, elles tiennent tout autant à celui de passer sereinement les fêtes de Noël aux côtés des enfants qu’elles ont souhaité mettre au monde. Quand cet anticléricalisme outrancier en fait rire certaines, d’autres se demandent de quelle manière elles pourraient concilier leur foi avec un engagement féministe. Et elles ne comprennent pas non plus en quoi manifester sous une pancarte « J’ai une chatte ! » les aiderait à trouver un travail ou une place dans une crèche.

Mais rien n’y fait. « Combien avez-vous de copines qui ont avorté ? Et combien en avez-vous qui galèrent pour récupérer une pension alimentaire ? », interrogent deux journalistes de Gazeta Wyborcza dans un texte intitulé « Nomen Omen », « La banque de la colère ». Les féministes polonaises ont donc, comme chez nous, tendance à être bêtement à côté de la plaque. Quand, en 2005, le gouvernement social-démocrate a supprimé le Fonds alimentaire destiné aux femmes les plus démunies et aux mères célibataires, elles ne se sont pas précipitées pour en faire une cause nationale. Zbigniew Mikolejko, philosophe à l’Académie des sciences de Varsovie et connu d’un large public grâce à ses feuilletons publiés dans l’édition polonaise de Newsweek, va plus loin. Reconnaissant aux féministes le mérite d’avoir souvent posé un diagnostic juste des rapports sociaux en Pologne, il les invite à s’intéresser désormais à l’exploitation des femmes par les femmes. Et pointe du doigt la zone grise dans laquelle subsistent les innombrables jeunes filles au pair et autres aides à domicile.

« Comment expliquer que personne ne se souvienne d’une grande action féministe jetant la lumière sur le fait que trois quarts des Polonaises mènent à bien leurs grossesses dans des cabinets privés, en raison du manque de structures adaptées dans les établissements publics ? Simplement parce qu’une telle action n’a pas eu lieu ! », renchérit l’écrivain Marcin Sieniewicz. Il n’y a pas à s’en étonner. Crème de la crème de l’élite polonaise, les féministes placent leurs priorités ailleurs – la parité sur les listes électorales, l’introduction des gender studies dans l’enseignement supérieur, l’orientation de davantage de femmes vers les filières scientifiques. C’est sans doute utile. Reste à savoir ce qui pourrait pousser à devenir féministe une vendeuse de Tesco payée au lance-pierre.

En attendant que le scandale déclenché par la tribune publiée dans Gazeta Wyborcza provoque un changement d’attitude des premières concernées, les Polonaises continueront à s’intéresser davantage au bouddhisme qu’au féminisme. Dommage, puisque malgré leurs travers et leurs ratages, les féministes polonaises peuvent se vanter de quelques belles conquêtes, comme la récente ratification par le Sénat de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’encontre des femmes. On commence néanmoins à s’ennuyer de voir les féministes se mobiliser toujours en opposition à un groupe social ou à un phénomène. Une mobilisation « en faveur de », la solidarité féminine par exemple – à supposer qu’elle existe – tomberait à point.[/access]

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*Photo : Alik Keplicz/AP/SIPA. AP21373024_000005.

Juin 2015 #25

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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