J’aimerais pouvoir ne me confronter qu’à des adversaires qui, en défiant mes certitudes, m’obligent à penser mieux que je ne pense par moi-même. J’aimerais ne soutenir que de grandes querelles et opposer à toutes les autres la sagesse de l’indifférence. J’aimerais, en un mot, être la caravane qui passe pendant que les chiens aboient.
Hélas, ce n’est pas possible, ni forcément souhaitable. La caravane doit parfois s’arrêter. Il serait dommage, par exemple, de ne prêter aucune attention à Incorrect, le très médiocre livre du chroniqueur d’« On n’est pas couché » (le talk-show hebdomadaire de la télévision française), Aymeric Caron. Le titre, d’abord, est révélateur. En le choisissant, Aymeric Caron retourne le compliment à ceux qui déplorent l’emprise du « politiquement correct » sur le discours public actuel. « Politiquement correct toi-même ! », dit-il. En effet, que l’on soit bling-bling ou bobo, on met un point d’honneur, aujourd’hui, à ne pas être bourgeois. La bourgeoisie est une classe en voie de disparition. Tout le monde se veut subversif, transgressif, irrévérent. On ne respecte pas les règles, les normes et les protocoles, on les dérange. La publicité elle-même s’adresse au rebelle qui est en nous. Sous l’égide des médias de masse, le monde se remplit ainsi de saints Georges pour- fendant le dragon des idées mortes.[access capability= »lire_inedits »]
Je ne voudrais pour rien au monde priver de leur frisson ces chevaliers intrépides. Mais ceux qui, à l’instar d’Aymeric Caron, accolent le label « politiquement correct » à une opinion dès lors qu’elle leur semble majoritaire se méprennent gravement sur le sens de cette expression. Le politiquement correct est né aux États-Unis dans le grand élan de l’affirmative action, c’est-à-dire du traitement préférentiel réservé désormais aux étudiants issus des groupes ethniques minoritaires. Après l’établissement de critères raciaux pour diversifier les promotions, on a voulu agir sur le langage en bannissant les termes dépréciatifs et sur la culture en mettant fin au règne sans partage des DWEMs (Dead White European Males). Le politiquement correct, autrement dit, est une grande entreprise thérapeutique. Tout doit être fait pour rendre leur self-esteem aux membres des communautés dont les ancêtres ont été persécutés et que blessent encore les stéréotypes de l’idéologie dominante. Aux ravages du mépris, il s’agit donc de substituer une politique de la reconnaissance. Et s’il y a des réalités qui risquent d’entraver cette politique en donnant une mauvaise image de ceux qu’on veut réhabiliter, le politiquement correct, emporté par ses bonnes intentions, les écarte ou les minorise. Bref, pour réparer les torts de l’Occident, le politiquement correct nous prescrit ce qu’il convient de dire, ce qu’il convient de penser et ce qu’il convient de voir.
Il s’est constitué aux États-Unis, en prenant appui sur les travaux de Derrida, de Bourdieu ou de Foucault. Et cette « French Theory », très simplifiée, revient aujourd’hui en France, notamment sous la plume d’Aymeric Caron quand il annonce à ceux qui croient danser sur un volcan qu’en réalité, ils marchent tranquillement dans la plaine et sous un beau soleil de printemps. À le lire, la France ne rencontre pas de difficultés avec l’immigration, la délinquance n’explose pas et l’islam ne pose aucun problème à l’Europe. Ces bonnes nouvelles, Aymeric Caron ne les a pas inventées : il les tient de nos meilleurs sociologues. Sauf exception, en effet, la sociologie n’est plus la science de la société mais le voile jeté sur la réalité sociale par la critique de la domination. Bâtie tout entière sur l’axiome de la bonté originelle de l’homme, cette critique impute le mal humain à l’inégalité, c’est-à-dire aux dominants. Faire une autre lecture des émeutes urbaines, c’est dénigrer les victimes de la discrimination. Il n’y a qu’un mot pour qualifier une telle attitude : racisme. Et comme les racistes nient que tous les hommes soient des hommes, ils n’ont pas leur place dans l’humanité commune. Ils sont littéralement dégoûtants. Du juif Dreyfus, Léon Daudet disait que sa face était « terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave de ghetto ». Regardant à la télévision le raciste Finkielkraut, Aymeric Caron décrit « l’étrangeté grandissante de ses mimiques, la traviolitude désespérante de ses bésicles, l’agitation inquiétante de ses paluches, le saccadé laborieux de son propos… ». Et Caron, qui a lu Freud, cherche dans l’enfance l’origine de toute cette laideur. Si j’affirme que je ne suis pas français comme l’était le général de Gaulle, c’est, selon lui, parce que la tragédie de l’histoire m’a coupé de mes racines polonaises : « Il n’est pas né, écrit Caron de moi, dans le pays où il aurait dû naître, il ne parle pas la langue qu’il aurait dû parler, il n’a pas eu les amis qu’il aurait dû avoir […]. Il pleure sur son identité perdue, qui est sa vraie identité malheureuse. » Mon père, en effet, est né à Varsovie, et ma mère à Lvov. Ils ont grandi en Pologne et ont voulu, de ce fait, me transmettre la haine de cette nation pétrie d’antisémitisme. J’ai, malgré mes parents, soutenu le mouvement Solidarnosc, je suis allé en Pologne, j’ai aimé les films de Wajda, j’ai lu les livres de Czeslaw Milosz et Kazimierz Brandys, j’ai rencontré Adam Michnik. Je ne reprends donc pas entièrement à mon compte la malédiction dont je suis l’héritier, mais il faut une ignorance historique et politique abyssale pour croire qu’un juif d’origine polonaise puisse nourrir une quelconque nostalgie à l’égard de la Pologne.
Et Aymeric Caron n’est pas seul en cause. Son livre a été accueilli dans une collection que dirige Fabrice d’Almeida, un professeur d’histoire du XXe siècle à la Sorbonne. Et il a été publié chez un grand éditeur de la place : Fayard. Qu’est-ce à dire, sinon que, dans le politiquement correct français, l’idiotie va de pair avec l’ignominie ? Plus l’antiracisme est méchant, et plus il est bête. Plus, pour justifier sa vigilance, il se réfère au terrible passé européen, et plus il déforme celui-ci, plus même il le déglingue. Quand je vois l’état où nous a mis le devoir de mémoire, je me dis mélancoliquement qu’on aurait dû essayer l’oubli.[/access]
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