Les Français sont énervants. Chaque année, on leur annonce triomphalement, statistiques à l’appui, que l’insécurité régresse, et leur stupide sentiment d’insécurité, lui, ne cesse de progresser. On a beau leur expliquer que les prisons sont pleines et, qu’en plus, elles ont une très mauvaise influence sur les voyous, ils voudraient qu’on en mette toujours plus derrière les barreaux. Et quand leurs enfants défilent contre les brutalités policières, eux ne cachent pas qu’ils aimeraient une police un peu plus dure au crime, ou au moins un peu plus présente. « Police partout, justice nulle part ! », braillaient-ils il y a quarante ans. Beaucoup constatent avec désolation qu’aujourd’hui la police n’est nulle part et la justice non plus.
À vrai dire, s’empailler pour savoir si l’insécurité est une réalité ou un sentiment n’a pas grand intérêt. D’abord, parce qu’une réalité sociale n’existe qu’à travers la conscience qu’en ont les citoyens, ensuite parce qu’un sentiment (fondé ou pas) est une réalité. On me dira qu’il y a des chiffres, et les chiffres, c’est du sérieux. L’ennui, c’est que, comme chacun a les siens, ils disent tout et son contraire. Du reste, qu’ils soient ou non biaisés ou manipulés, les chiffres ne racontent pas la vie. Allez donc expliquer à Mme Michu, qui vient de se faire agresser, que les cambriolages ont diminué de 4,3 % et les vols à main armée de 14 % sur les dix premiers mois de l’année. Ce n’est pas ça qui fera disparaître l’anxiété qui la saisit désormais quand elle croise des silhouettes encapuchonnées dans une rue déserte. Il faudra penser à lui dire de ne pas stigmatiser les jeunes à capuche, à Mme Michu. En attendant, dès qu’on lui lance un regard vaguement hostile, elle a peur de voir surgir un couteau : le développement d’une violence gratuite, irrationnelle, dénuée de tout mobile, même crapuleux, ne contribue pas peu à répandre la peur.
Alors, on peut se contenter de dénoncer les « fantasmes sécuritaires » de petits Blancs apeurés à l’esprit étroit – même si les immigrés, en première ligne sur ce front, ne sont pas les derniers à réclamer de l’ordre. Reste qu’un fantasme aussi largement partagé constitue un fait à haute teneur politique. Peu importe que les Français aient ou non raison, le fait est qu’ils se sentent de moins en moins en sécurité. Si nos gouvernants s’obstinent à ignorer ce fait, les caves finiront par se rebiffer – et peut-être, par se charger eux-mêmes du sale boulot que l’État ne fait pas. Ce n’est pas encore une menace, ni même une tendance ; plutôt, comme nous l’annonçons en une, une tentation qui progresse à chaque fois que les institutions s’avèrent incapables de protéger les honnêtes gens. L’ardeur punitive qui anime un nombre croissant de nos concitoyens n’est peut-être pas une bonne nouvelle. On ne l’endiguera pas en leur prodiguant des leçons de maintien.
Il faut évidemment se réjouir de la diminution régulière du nombre d’homicides et, semble-t-il, des revers récemment infligés par la police au grand banditisme. Mais chacun sait que ce sont les délits pudiquement regroupés sous le vocable « incivilités » qui, dans certains quartiers – les plus déshérités évidemment –, pourrissent la vie des gens et entretiennent une peur latente. Or, pour des raisons essentiellement idéologiques – et sans doute aussi à cause du manque de moyens –, la justice semble plus soucieuse de la rédemption des coupables que de la réparation due aux victimes. Si Brassens revenait nous visiter, il aurait sans doute du mal à dénicher un « juge en bois brut » pour tenir compagnie à son gorille. Non seulement les magistrats ne font plus trancher de cous – et on ne s’en plaindra pas –, mais ils sont de plus en plus invités à jouer les assistantes sociales pour des délinquants considérés comme des victimes. Et ce n’est pas leur actuelle ministre de tutelle qui les incitera à se montrer plus sévères. En effet, Christiane Taubira ne cache pas la répulsion que lui inspire la prison, sans doute trop punitive et pas assez réparatrice à son goût. La récente loi pénale, qui élargit l’éventail des peines alternatives, confirme ce choix du rien-carcéral.
Dès lors que certains territoires prennent des allures de Far West, on pourrait s’attendre à ce que beaucoup se sentent une âme de shérif. On en est loin. À l’opposé des usages en vigueur aux États-Unis – où il est légal, et parfaitement admis, de tirer sur un intrus qui pénètre sur votre propriété –, la France est mal à l’aise avec l’autodéfense, assimilée, à tort d’ailleurs, à la loi de la jungle. Dans l’imaginaire national, Charlton Heston, qui fut jusqu’à sa mort le parrain de la puissante NRA (National Rifle Association), n’est pas un héros mais le roi des beaufs. Il est vrai cependant que les Français adorent au cinéma les justiciers à grand cœur et gros bras qu’ils mépriseraient dans la vie – qui n’a pas ses petites contradictions… Quoi qu’il en soit, malgré quelques cas qui défraient la chronique, comme celui du bijoutier de Nice, l’autodéfense stricto sensu reste marginale. En revanche, le citoyen lambda apprécie peu que la justice frappe lourdement ceux qui y ont recours ou, pire encore, ceux qui, s’interposant contre un agresseur, sont condamnés pour les blessures qu’ils lui ont infligées. Ce n’est pas un hasard si l’UMP a déposé fin novembre une proposition de loi visant à préciser le cadre juridique de la légitime défense. Par ailleurs, on voit depuis quelques années fleurir les associations de vigilance et autres comités de quartier. Pour l’instant, ces citoyens auto-organisés s’efforcent de suppléer la police plutôt que de se substituer à elle – encore que le recours croissant aux « grands frères » pour dissuader ou calmer les fauteurs de troubles traduise déjà un embryon de privatisation du maintien de l’ordre. Reste que l’immense majorité des Français souhaite que le monopole de la violence légale reste à l’Etat. Encore faut-il qu’il l’exerce. Car si force ne reste pas à la loi, c’est la force qui fera la loi.
Ce texte publié en accès libre est extrait de Causeur n°19. Pour acheter ce numéro, cliquez ici.
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*Image : Soleil.
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