Les polémistes font feu de tout sujet – l’immigration, les OGM, la couleur des rideaux – mais n’éclairent personne. Ils déchaînent les mots et les émotions. Et pour cause, ils ne visent pas tant à opposer les idées que les personnes, en personnifiant les premières. Face aux polémiques qu’ils entretiennent, on s’offusque, on se délecte, on s’agite. Et on finit campé sur ses positions initiales. Faut-il pour autant bannir les polémistes les plus virulents? En dehors de ce que prévoit la loi, non ! Car bon gré mal gré, et précisément parce qu’ils cristallisent notre attention, ils peuvent s’avérer très utiles au débat public. A condition toutefois que l’on sache leur répondre. Comment ? Donnons d’abord un exemple, à la manière de La Fontaine.
Pour réconcilier le coq et l’oie…
Dans une basse-cour, une oie et un coq se tiraient la bourre. « Les canards sont trop bruyants !, se plaignait la première. La basse-cour n’est plus ce qu’elle était ! ». Et au coq de répondre : « Oh comme vous y allez ! Moi-même je pousse la chansonnette au petit matin. Dans une basse-cour digne de ce nom, chacun a le droit de s’exprimer ! ». « Vous n’êtes qu’un pleutre hypocrite ! », lançait l’oie, agacée. « Et vous un despote complexé ! », rétorquait le coq, pas moins irrité. Et bientôt, les coups de bec fusaient de toutes parts.
Le même tohu-bohu se reproduisait chaque matin. Jusqu’au jour où une pintade, fort avisée, décida de raisonner séparément les deux belligérants. A l’oie, elle lui murmura : « La prochaine fois, dites au coq que vous admettez que chacun ait le droit de s’exprimer. Puis demandez-lui si ce droit ne doit souffrir d’aucune limite, même aux heures de la nuit. » Et au coq, la pintade lui susurra : « La prochaine fois, dites à l’oie que vous admettez que les canards soient trop bruyants. Puis demandez-lui comment elle compte les faire taire et pourquoi eux seulement. » Le lendemain, la basse-cour aperçut le coq et l’oie se croiser. Un étrange spectacle se produisit alors. Après quelques échanges, le coq eut un air penaud. Il semblait concéder que des règles collectives seraient nécessaires. A son tour, l’oie parut confuse. Elle semblait admettre qu’une censure totale et réservée aux canards serait injuste. Bientôt, toute la basse-cour prit part au débat, les canards compris, et il fut décidé que nul animal, en dehors du jour, ne pourrait désormais cancaner, caqueter, glousser, siffler ou chanter. De quoi apaiser durablement notre petite société à plumes.
…raisonnons par l’absurde !
Cette fable donne à voir le principal carburant des polémiques : la contradiction. En opposant frontalement leurs visions, et d’entrée de jeu, le coq et l’oie se sentent tous deux incompris et attaqués. L’échange devient rapidement une bataille d’egos, et n’aboutit à rien. Cette fable exhibe aussi un formidable extincteur de polémiques : l’approbation temporaire. Cette disposition intellectuelle consiste à taire votre propre point de vue et à adopter, aussi longtemps que nécessaire, le point de vue adverse. Pourquoi donc ? Comme le conseille la pintade, il s’agit alors d’amener votre interlocuteur à préciser le plus clairement possible les contours et les implications de son point de vue. Car ainsi, deux issues se dessinent. Soit le point de vue adverse finit par s’effondrer de lui-même, sous le poids de ses propres incohérences, confusions ou vices. Soit, le point de vue adverse révèle, à vous-même et peut-être même à votre interlocuteur, une pertinence, un intérêt ou une justesse insoupçonnée. Dans un cas comme dans l’autre, la discussion offre à chacun la possibilité de faire évoluer ses conceptions, en toute dignité. Cet exercice a vocation, bien entendu, à s’appliquer aussi à votre propre point de vue.
Il ne s’agit là ni d’un artefact rhétorique, ni d’une affaire de connaissances, mais bien d’un type de raisonnement. En mathématiques, on appelle cela le raisonnement par l’absurde : pour rejeter un énoncé A, on admet d’abord qu’il soit vrai, et on décline ses conséquences jusqu’à – le cas échéant – aboutir à une impasse logique. Pour éviter les guerres de tranchées, et l’usure qu’elle installe dans nos sociétés, voilà un type de raisonnement qui mériterait d’être mobilisé plus souvent. L’absurdité n’est pas toujours là où on le croit !
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