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Polémiques à répétition: tous hystériques!

Les Français ne s'entendent plus ni parler ni penser


Polémiques à répétition: tous hystériques!
Yann Moix, Nick Conrad, Hapsatou Sy

Hapsatou Sy, Yann Moix, Marcel Campion, le rappeur anti-blanc… Les polémiques se suivent et se ressemblent: sommés de se dire « pour » ou « contre », les Français ne s’entendent plus ni parler ni penser.


Pas une semaine, pas un jour ne s’écoule désormais sans son chapelet de scandales plus ou moins savamment orchestrés ayant trait aux questions qui déchirent la société contemporaine. Dans un pays qui semble au bord de la dislocation et qui fut autrefois, au moins idéalement, celui des salons littéraires, du débat, de l’esprit critique, de l’art raffiné de la conversation, on ne s’entend désormais plus ni penser ni parler.

Affrontements stériles

On pourrait s’en féliciter si la vigoureuse polémique était le moyen social d’une dialectique à l’œuvre. On peut par ailleurs ne pas bouder son plaisir de voir chaque jour un peu plus reculer la position médiatiquement et culturellement dominante, jusqu’alors, des postures idéologiques unanimistes et bien-pensantes. Toutefois, sur la forme, ce à quoi nous assistons, que nous subissons, et à quoi chacun contribue plus ou moins activement, relève bien davantage de l’affrontement stérile, du non-dialogue de sourds, de l’expression exacerbée de la bêtise à grands coups d’anathèmes, de clivages radicaux, de jugements caricaturaux et surtout de procédures judiciaires, le Dalloz du petit censeur ayant opportunément remplacé le Petit Livre Rouge de l’ancien maoïste souvent devenu mère-la-morale et Père Fouettard. En quelques jours à peine, pas le temps de souffler, la polémique Zemmour a cédé le devant de la scène à la polémique Moix puis à la polémique Campion puis à la polémique du rappeur pendeur de blancs dans cette grande cage aux « phobes » qu’est devenu l’espace de la parole publique.

Dans un pays normal, héritier de Descartes et dans lequel le sens commun serait supposément la chose du monde la mieux partagée, il serait loisible, et même souhaitable, de pouvoir débattre de la question de l’intégration, de l’assimilation, y compris à travers la question du choix des prénoms si quelque débatteur que ce soit le jugeait opportun. Il serait possible, dans le pays des Lumières, de débattre des modalités de l’action policière, que cela plaise ou non, sans nécessairement éprouver le besoin de revenir au stade anal du langage (les policiers n’auraient « pas de couilles », feraient « dans leur froc » et autres subtilités du même tonneau), mais après tout, pourquoi pas, si c’est tout ce que l’on a comme vocabulaire à son actif. Dans le pays d’Arletty, des Tontons flingueurs et des gouailleurs qui ont la langue bien pendue et un grand cœur, il devrait être possible de parler comme on le souhaite des gays, des non-binaires, des licornes, des nains, des bouchers ou des haricots verts exactement comme on le souhaite, y compris avec des a priori stupides s’il se trouve qu’on en a. Dans un pays qui porte la liberté dans sa devise, un obscur rappeur dénué de talent comme avant lui certains métalleux ou punks ou autres rappeurs devrait pouvoir dire n’importe quelle stupidité prétendument dénonciatrice, accomplissant ainsi sa besogne naturelle d’obscur rappeur inconnu sans même qu’on ne lui consacre plus des deux secondes qu’il mérite (raison pour laquelle nous faisons le choix cohérent de ne pas citer son nom ici, puisque l’individu en cause était totalement inconnu avant le scandale et retournera après dans les poubelles de l’Histoire dont personne n’aurait dû l’extraire). En cas d’appel au meurtre, l’individu inconnu serait poursuivi et condamné dans l’indifférence générale, comme n’importe quel autre illuminé dangereux et l’histoire s’arrêterait là.

La télé, le nouveau réseau social

L’emballement du rythme des polémiques, l’hystérisation des propos – y compris ceux qui mériteraient d’être exprimés intelligemment et calmement -, la théâtralisation des réactions suscitées, l’obsessionnel désir de pénal qui anime la quasi-totalité des protagonistes de ces mises en scène grotesques, finissent par rendre impossible tout débat de fond, toute réflexion, ce qui est sans doute l’objectif.

On accuse beaucoup les réseaux sociaux d’être responsables de ce délitement discursif, de cet affaissement de l’espace public. Or, ce sont principalement des émissions de télévision qui ont nourri les polémiques récentes, cherchant à faire le buzz, le scoop du pauvre d’esprit, mettant en scène une impertinence toutefois maîtrisée par l’absence de direct réel et par les nombreuses coupes et montages : tout est mis en scène, parfaitement orchestré voire prémédité (pour ce qui est des pseudo-victimes de ces pseudo-dérapages), et l’on est loin de l’époque du Droit de réponse de Michel Polac où les injures et les cendriers volaient bas mais où les interpellations avaient le mérite d’être sincères et authentiques, même si on peut y situer le début de l’avachissement de la tenue et du niveau de langue. Tout ici est spectacle : l’indignation, la vulgarité, les injures, tout est de pacotille. L’hystérie, en revanche, est bien réelle. La judiciarisation aussi. Et les citoyens-spectateurs-acteurs sont prisonniers de ces logiques commerciales dont l’exacerbation des clivages communautaristes accroit les diverses parts de marché.

Pour ou contre

Quand bien même on se débarrasserait de son téléviseur pour tenter d’échapper à ces émissions de télé poubelle qui, pour une raison mystérieuse sont devenues incontournables à quiconque souhaite exister publiquement et alors même qu’il serait loisible à n’importe quel intellectuel, homme politique, écrivain, mais aussi et surtout spectateur de tout simplement les boycotter afin qu’elles cessent sur le champ d’avoir la moindre influence autre que clownesque et marginale, on serait systématiquement rattrapé par le buzz organisé autour de ces clashs, largement relayés par la presse, amplifiés par les réseaux sociaux et, de plus en plus, par les hommes politiques eux-mêmes, polarisant tous les débats et contraignant chacun à se positionner de façon elle-même hystérique pour ou contre telle ou telle parole elle-même rendue binaire pour les besoins du show.

Dans ce système, il n’y a aucune place prévue pour la nuance. Comment pourrait, par exemple, se faire entendre quelqu’un pensant qu’il y a un sérieux problème d’intégration, y compris à travers certains marqueurs culturels (comme les prénoms), tout en considérant que la manière dont Eric Zemmour s’y est pris pour le dire était inadéquate et tout en n’étant pas non plus dupe de la grossière manipulation victimaire mise en œuvre par Hapsatou Sy pour « faire parler de soi » ? Une parole nuancée sur l’absence de latitude à laquelle est réduite la police en première ligne dans une situation de constante pression est-elle possible ? Il n’y a qu’un seul prisme proposé : pour ou contre.

La société du spectacle, qui produit ces faux débats, est très largement responsable des modalités de cet effondrement intellectuel. Mais le débat politique et social lui-même est traversé par cette lame de fond débilitante. L’obsession communicante du monde politique, la recherche incessante de « punchlines » et autres petites phrases prétendument authentiques et disruptives mais qui sont autant de manières de polariser le débat public, relèvent de la même logique : qu’ils viennent me chercher, je traverse la rue et je vous en trouve du boulot, casse-toi pauv’con, pognon de dingue,… Alors, pour ou contre ?

L’hypercentre et les extrêmes autres

Plus profondément, l’hypercentre au pouvoir, loin de permettre la nuance dialectique que l’on pourrait attendre du « en même temps » érigé en principe, fonctionne structurellement en rejetant sur ses marges tout ce qui le conteste : toute pensée qui n’est pas engloutie en son centre de gravité comme dans le trou noir de quelque antimatière intellectuelle, se trouve disqualifiée et rejetée comme étant prétendument « extrême » (de droite, de gauche, cela n’a guère d’importance), et alors les insultes pleuvent pour la déconsidérer : ce sont des « ennemis » (et non des adversaires politiques), des lépreux, des réfractaires, des populistes, bref, des fachos. En réduisant quiconque n’entre pas dans le système au pouvoir à une marge prétendument ennemie, l’hypercentre participe et se nourrit de ce qu’il feint de dénoncer : il ne peut s’ériger dans sa posture, se consolider dans son pouvoir, espérer s’y maintenir qu’à la condition de constituer son opposition légitime en ennemi à vaincre par tous les moyens et en mettant en scène cette hystérisation (ce qui pourrait expliquer que le corps en soit parfois débordé comme dans de nombreux discours où la parole se met à dérailler tandis qu’on martèle un innocent pupitre, parce que c’est notre projet). Dès lors, la violence systémique est claire. Il y aurait d’un côté des « progressistes » (qui ne le sont qu’autoproclamés sans cesse haut et fort) opposés à des « réactionnaires » de tous bords – ceux qui sont, justement, sur les « bords » de cet hypercentre engloutisseur de pensée -, et aucune place n’est possible dans cette vision binaire pour la nuance.

Ce système de pouvoir politique se nourrit d’une situation sociale au bord du chaos, quasi insurrectionnelle et de sécession, quand des territoires entiers échappent au droit républicain. La polarisation du débat sur les questions de races, importées des Etats-Unis par des individus racialistes, qui ont trouvé là leur seul moyen d’exister publiquement et qui en font leur miel, reflète bien cette binarisation de la parole publique. Ces débats hystériques sur les races qui envahissent de leur stupide toxicité la vie militante, associative, syndicale, étudiante, universitaire et politique, n’ont strictement aucun ancrage historique en France, mais s’autoalimentent et s’accroissent à la manière d’une tumeur cancéreuse avec la complicité de médias en recherche de sensations fortes et de sujets clivants.

La France du bas

Tout ceci n’aurait aucune importance si le climat social n’était détérioré à un point critique, si la mécanique d’intégration n’était pas profondément grippée, si l’adhésion aux valeurs nationales et républicaines se faisait sans heurts. Cela n’aurait pas non plus beaucoup d’importance si l’époque n’était pas au passage à l’acte. Un rappeur haineux et stupide ferait son petit cinéma dans son coin, chacun le regarderait s’il venait par accident à sortir de l’ombre avec un mélange de dégoût et de commisération, et l’on en resterait là. En revanche, lorsque des pans entiers de la jeunesse sont aspirés par certains discours ultra-communautarisés, fondés sur la haine du pays dans lequel ils grandissent, la désinformation, le complotisme, l’absence de culture, l’absence surtout de capacité à médiatiser les conflits autrement que dans l’hystérie constante du passage à l’acte (je suis énervé je tue, je désire je viole), lorsque l’on distribue des coups de couteau aussi naturellement qu’on irait cueillir des champignons, la question de laisser ces spectacles proliférer se pose hélas nécessairement.

Pourtant, en étant contrainte de faire interdire constamment tout ce qui lui semble nourrir une haine protéiforme et une violence dont elle ne supporte plus la moindre expression, la démocratie ne perd-elle pas un peu son âme ? Elle se retrouve prise dans l’engrenage sans fin de la restriction de la liberté d’expression, accordant de l’importance à des personnages qui n’en méritent aucune, hystérisée sur des thématiques qui lui sont dans le fond étrangères et la détournent de ses missions véritables. Ce n’est pas le moindre des paradoxes, enfin, de voir certains enfourcher le cheval de l’antiracisme que, par ailleurs, ils dénoncent fréquemment comme étant – à juste titre – la manifestation la plus envahissante du gauchisme culturel, dès lors qu’il s’agit de racisme anti-blanc, dont on sait très bien qu’il se manifeste en effet avec virulence dans de nombreux territoires.

N’est-ce pas, là encore, une défaite de la pensée, que de se positionner au niveau où quelques imbéciles tentent de situer le débat ? Ce rappeur violent, en l’occurrence, ne fait que reproduire tous les stéréotypes du rap américain issu d’une société qui a subi longtemps la ségrégation des communautés, ségrégation dans le fond encore vivace. Pourquoi la France, qui n’a rien à voir avec ces salmigondis communautaristes et racialistes, devrait-elle s’abaisser à en reprendre tous les poncifs ? Il y a très certainement un racisme anti-blanc, exprimé ainsi par commodité et par stéréotypie, issu de l’inculture de masse américaine et adapté à la sauce racaille locale, mais ce qui se manifeste en réalité c’est un rejet des valeurs culturelles françaises, c’est un rejet de la France.

On ne peut pas à la fois condamner la bêtise de ces buzz binaires et accepter qu’ils constituent perpétuellement le curseur de la réflexion politique et sociale du pays avec la bénédiction d’un pouvoir qui en tire son essence.



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Chroniqueuse et essayiste. Auteur de "Liberté d'inexpression, des formes contemporaines de la censure", aux éditions de l'Artilleur, septembre 2020.

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