Pôle Emploi est une institution au carrefour des politiques publiques. On peut considérer l’ex-ANPE comme l’outil politique par excellence, à la fois thermomètre social et agence au rôle théoriquement crucial pour résorber le chômage. Au-delà des clichés, deux conseillers Pôle emploi employés dans le centre de la France racontent à Causeur leur expérience au sein de cette institution dont le fonctionnement reste assez méconnu des Français. Si leurs prénoms ont été changés, leur expérience est authentique.
Alice vient d’achever son CDD d’un an au sein de Pôle emploi sans chercher à y prolonger son expérience. Première surprise, le grand dévouement des employés de l’agence, compétents, disponibles et capables d’abattre une énorme quantité de travail. Mais, hélas, l’agence dispose de marges de manœuvre limitées pour accomplir sa mission première : trouver des emplois. Plutôt que de se consacrer pleinement à cette tâche, l’institution évalue la satisfaction des demandeurs d’emploi par des enquêtes régulières. Objectif : adapter ses services aux souhaits des usagers, quitte à ne pas faire de vagues. Un chercheur d’emploi peut ainsi annuler deux fois un rendez-vous avec un conseiller sans la moindre justification, obtenir l’adresse mail de son conseiller-référent pour communiquer directement avec lui, utiliser les bornes informatiques, commettre des incivilités, voire des violences, sans être inquiété…
Ubu au Pôle emploi
Comme dans les films de Ken Loach, certains demandeurs d’emploi souffrent en outre de handicaps que le Pôle appelle « freins périphériques » dans son jargon : addictions, problèmes de santé, difficultés de garde d’enfant. Absence de permis de conduire ou précarité compliquent aussi la vie. Si la santé du demandeur d’emploi devrait déterminer le traitement qui lui est réservé, les outils mis à la disposition des agents se révèlent inadaptés. Par exemple, un chômeur qui a effectué toute sa vie un travail physique sans tout à fait maîtriser le français écrit (ni l’outil informatique) peut se voir proposer un emploi administratif compatible avec son état de santé. Tout cela à cause d’une préconisation médicale qui ne tient pas compte de ses compétences. Inversement, quand une personne est considérée apte à se débrouiller seule, elle n’est pas aidée. Des services en ligne sont mis à la disposition des demandeurs autonomes.
Pathos et compassion
Pourtant, l’approche compassionnelle prime fréquemment dans le suivi des dossiers. Après inscription, chaque dossier reçoit un code suivant le type d’accompagnement dont bénéficie le chômeur. Les plus en difficulté qui déclarent vouloir travailler suivent le régime de l’accompagnement global. L’idée directrice est simple : se concentrer sur les cas difficiles auxquels un maximum de moyens est consacré. Cette inégalité de traitement est légitime en ce qu’elle obéit au principe « Faire plus pour ceux qui en ont le plus besoin ». Le hic, c’est que ce besoin n’est jamais clairement défini, d’où des interprétations diverses… En pratique, quand les demandeurs sont trop éloignés de l’emploi à pourvoir ou pas assez motivés par le projet professionnel en question, ils sont rangés dans des dossiers à part… afin de ne pas les convoquer. Parfois, si quelqu’un n’exprime pas ses aspirations, il peut disparaître des radars pour longtemps, très longtemps…
Dans la catégorie des chômeurs mis à l’écart, on trouve aussi de nombreux allocataires qui cumulent des années d’inscription au Pôle emploi sans aucun résultat. Eux non plus ne sont pas beaucoup convoqués. Ajoutons tous ceux qui s’inscrivent pour conserver leur statut – comme les intérimaires – ou leurs prestations sociales. Le RSA ou l’ASS nécessitant de s’inscrire à l’agence, certains le font en indiquant ne pas chercher d’emploi. D’autres sont uniquement motivés par la rémunération qu’offrent les formations ou par la réduction du prix des transports.
Chômeurs ad vitam
Durant son CDD, Alice a rempli un triple rôle : agent d’accueil, animatrice et éducatrice. Responsable du dossier suivi » qui peut inclure jusqu’à 1000 personnes, toutes catégories d’inscription confondues, censé contenir des personnes autonomes et proches de l’emploi, Alice a pris en charge des chômeurs demandant théoriquement peu d’investissement humain. Mais en pratique, cette catégorie concerne aussi des personnes très éloignées de l’emploi, d’autres qui n’en cherchent pas du tout au grand dam des employés qui traitaient leurs dossiers. Parmi celles que géraient Alice, 500 personnes correspondaient à ce genre de profils, seuls 20% à 30% des personnes qu’elle suivait recherchant effectivement un emploi. C’est un sujet assez tabou que la coexistence entre des individus à la recherche d’un emploi, souvent en situation de grande souffrance, et d’autres qui utilisent le système à leur profit.
Fort d’une quinzaine d’années d’expérience au Pôle emploi, François s’est notamment occupé des chantiers d’insertion. Sa mission était de proposer à des personnes très éloignées de l’emploi d’intégrer un chantier d’insertion pendant au moins quatre mois, à raison de 26 heures par semaine. Ce dispositif permet de les remettre en situation de travail, tout en leur faisant bénéficier de l’accompagnement personnalisé que dispense un « encadrant ». L’objectif est double : d’une part permettre au chômeur de se retrouver en situation de travail (ce qui répond à son besoin de reconnaissance professionnelle et sociale), d’autre part l’aider à définir son projet professionnel pour trouver à terme un véritable emploi.
Depuis quelques années, le public bénéficiaire de ce dispositif a énormément évolué. Il y a encore dix ans, il était principalement composé de personnes qui avaient du mal à trouver leur place dans le monde du travail à la suite d’un accident de la vie, de leur âge ou de leur état de santé. Aujourd’hui, ce dispositif est devenu un sas d’entrée dans la vie active en France pour des personnes nées en dehors de la métropole ou des migrants. Pire encore, il conforte certains chômeurs dans leur communautarisme et leur offre une rémunération. Concrètement, le chantier d’insertion sert essentiellement à apprendre à lire et à écrire, une occasion pour les populations étrangères de découvrir notre conception du travail et notre mode de fonctionnement.
Priorité étrangère
On commence donc par des cours de français au cours d’un premier cycle de quelques semaines puis Pôle Emploi gère différents niveau d’apprentissage de la langue. C’est bien plus compliqué quand les demandeurs n’ont jamais été scolarisés dans leurs pays d’origine et sont donc analphabètes. Cas hélas relativement fréquent. Dans ces chantiers, les employés veillent à mélanger les populations, les générations et les sexes. De ce brassage doit naître une dynamique de groupe censée redonner confiance à chaque participant et l’arrimer au monde du travail. Le personnel encadrant des chantiers essaie aussi de lever les obstacles culturels à l’intégration et à l’embauche, notamment le refus de la mixité et de la hiérarchie. Mais ce n’est pas toujours possible sur une période aussi courte.
Il n’est pas rare que des personnes nées en France ne maîtrisent ni l’écriture ni la lecture, surtout en zone rurale. Pour ce type de profils, le chantier d’insertion serait l’unique voie de salut, ou presque car ces chômeurs n’intéressent guère les employeurs. Pourtant, ces chantiers où on apprend le français ne sont pas ouverts aux personnes nées en France ! Ces dernières doivent donc se tourner vers des associations.
Fractures territoriales
D’une manière générale, le nombre de personnes éloignées du monde du travail ne cesse d’augmenter. Ceux qui n’arrivent pas à retrouver un emploi subsistent grâce aux minimas sociaux qui prennent le relais de l’assurance chômage. Riche de sa longue expérience, François émet quelques remarques sur la manière d’aider les chômeurs. La formation n’est sans doute pas la solution idéale pour résorber le chômage faute d’emploi pour tout le monde. Est-il vraiment utile de former des chômeurs non-mobiles, sans permis de conduire ni moyen de locomotion ? In fine, cela ne fait qu’accroître leur frustration. La politique de financement des formations, notamment d’accès au permis B, laisse également songeur. Une formation peut être prise en charge sur un territoire et pas du tout sur un autre. Cela dépend des métiers « en tension » sur le secteur mais avant tout du budget local et de la politique de l’agence locale. Or, les aides sont de plus en plus territorialisées et individualisées. Ainsi, vous pouvez obtenir un financement individuel sur un territoire mais pas sur un autre. Pour les demandeurs d’emploi, cette situation est parfois difficilement compréhensible.
Par leurs témoignages, Alice et François laissent entrevoir une culture d’entreprise extrêmement problématique. Il ne s’agit pas uniquement du modèle classique d’une direction centrale imposant une politique et des mesures parfois inapplicables l’échelon local par des employés motivés et compétents. Tout un système de non-dits, de jargon et de langue de bois forment un écran de fumée que les employés du Pôle emploi doivent habilement contourner. C’est une atmosphère quasi-soviétique car derrière la façade de l‘institution moderne, les agents doués d’empathie adaptent les règles aux cas souvent désespérés qui se présentent à eux. D’où une double pensée : d’un côté, la collecte de données plutôt rassurantes envoyées au sommet de l’institution pour attester de la bonne marche du Pôle, de l’autre d’innombrables stratégies de débrouille se déploient à la base. Imaginez des employés contraints de manipuler leur employeur pour accomplir leur tâche et vous aurez une idée de ce qu’est le Pôle emploi.
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