Le cadavre des chrétiens de gauche bougerait donc encore. Ce frémissement, réjouissant en soi, prend la forme d’un petit volume stimulant, publié par les Poissons roses et fort justement titré A contre-courant[1. A contre-courant, Les Poissons roses, Ed. du Cerf, 144 p., 10 €]. Les auteurs se définissent eux-mêmes en ces termes : « Ni parti politique classique, ni think tank ou laboratoire d’idées, les Poissons roses tentent depuis 2010 d’être un mouvement de personnes engagées sur tout le territoire, pour faire bouger les lignes politiques, au cœur d’une gauche française sans boussole. »[2. p.49]
Et si la gauche est « sans boussole », voire même « épuisée », c’est au sein d’une « démocratie représentative qui ne représente plus rien ». Et d’une classe politique qui, dans son ensemble, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique, a perdu le souci voire même le sens du bien commun, se contentant de répondre, dans la précipitation, aux revendications les plus disparates nées de l’illusoire prétention de l’individu contemporain à s’émanciper de toute contrainte.
Plaidoyer pour une écologie intégrale
« La modernité occidentale, analysent les Poissons roses, se fracasse désormais sur quatre impasses : l’hyper individualisme, le dérèglement climatique, la domination des technosciences et la toute puissance de l’économie financiarisée. »[3. p.32] Leur combat vise donc à faire prévaloir la personne sur l’individu, dans la fidélité à la pensée de Mounier, Ellul, Lévinas et Ricœur. Ils plaident de même pour cette « écologie intégrale » chère au pape François. Ce qui les conduit à formuler sept propositions phares dans la perspective de la présidentielle de 2017 : l’instauration d’un revenu de libre activité versé à tous, la réhabilitation de la famille durable, la revitalisation démocratique, la construction d’une Europe fédérale, le développement d’écoles innovantes et la réorientation de notre économie vers une croissance — ou non-croissance — compatible avec des finalités écologiques et impliquant une réorientation de nos modes de consommation.
Dépasser et corriger la loi Taubira… sans la renier
Au sein de la gauche, les Poissons roses s’épuisent à plaider leur attachement à « l’Etat laïc comme garant d’une société plurielle » tout en rappelant qu’au travers de leurs prises de position ils parlent « bien de politique, pas de religion, contrairement à ce que voudraient faire croire certains de (leurs) adversaires ». Allusion directe à la loi Taubira qui n’a jamais été leur tasse de thé. Ils écrivent à ce propos, avec quelque euphémisme : « Il nous semble contre productif de prétendre aujourd’hui revenir sur l’intégralité du texte de la loi, notamment en ce qui concerne l’union pour les personnes de même sexe. »[4. p.80] Formule prudente pour signifier que l’on pourrait revenir au moins sur une partie de la loi : celle qui ouvre à la filiation. C’est très exactement la position qu’avec d’autres « chrétiens de gauche » je défends depuis l’automne 2012 : oui à une conjugalité homosexuelle mais qui respecte le droit des enfants à une double filiation père et mère. Cette critique implicite de la loi Taubira équivaut à priver la gauche mal en point, du bénéfice de sa réforme emblématique du quinquennat.
Les premiers jalons d’une future recomposition politique
Avec ce manifeste, les Poissons roses tentent avec un courage qu’il convient de saluer, de maintenir et d’actualiser, au sein du PS, la présence d’une « deuxième gauche » d’origine chrétienne qui depuis toujours insupporte parmi les socialistes les tenants, majoritaires, d’une laïcité pure et dure.[5. On sait la méfiance qui a toujours été celle de François Mitterrand vis-à-vis du protestant Michel Rocard comme du catholique Jacques Delors.] Et c’est bien là la limite de l’exercice que constitue la rédaction de cette « plateforme politique ». Il est probable qu’elle séduira davantage, à l’extérieur du parti, un électorat progressiste de tradition chrétienne que les militants du PS proprement dits. Un électorat progressiste chrétien qui, pour une part, a fait l’élection de François Hollande — notamment dans l’Ouest — et dont, au lendemain du vote de la loi Taubira, le démographe Hervé le Bras, pronostiquait le « reflux » comme conséquence de ce qu’il appelait « une erreur électorale énorme » de la part du PS.
Il est donc peu probable que la plateforme politique des Poissons roses ait une quelconque influence, dans la perspective de la présidentielle de 2017, au sein d’un PS moribond tenté de se radicaliser sur ce qu’il pense être son ADN : une laïcité de combat. Les auteurs du « manifeste » ne s’y trompent pas qui écrivent : « Nous n’avons pas la prétention de “gagner les prochaines élections”. Aussi, par programme politique, nous entendons tenir une parole différente, plus profonde. »[6. p.18] Notamment une parole sur « l’écologie intégrale » qui, pour être désormais centrale au combat politique, n’est ni de gauche ni de droite et augure sans doute d’une « évolution de notre paysage politique, voire d’une recomposition qui pourrait advenir plus rapidement qu’on peut le penser. »[7. p.47]
Une famille de pensée incapable de rassembler
Réflexion sans doute commune à d’autres groupes cités dans le texte des Poissons roses comme Esprit civique, Nouvelle donne, le Pacte civique, les Semaines sociales de France ou le Mouvement convivialiste, tous situés à gauche ou au centre gauche, mais également Sens commun, émanation des Veilleurs et de la Manif pour tous, aujourd’hui encartés au sein des Républicains… Et ce n’est sans doute pas un hasard si le texte évoque à plusieurs reprises la notion de « limites », même si c’est sans référence explicite à la « Revue d’écologie intégrale » du même nom, lancée par de jeunes intellectuels militants, majoritairement de droite, mais engagés dans une démarche volontairement trans-courant politique.
Tout cela ne fait pas encore un mouvement cohérent. Les Poissons roses en sont bien conscients qui écrivent : « Ces mouvements, souvent construits autour de fortes personnalités, peinent en France à structurer le chemin d’un travail collectif (…) chacun étant prêt à fédérer les autres autour de soi plutôt que de se fondre dans une construction plus large. »[8. p.45-46] Mais le simple fait d’oser publiquement cette analyse et ce projet politique sera reçu par beaucoup comme le signe avant-coureur de la possible renaissance d’une pensée chrétienne en rupture avec le libéralo-libertarisme aujourd’hui triomphant.
Ceux qui se reconnaissent dans cette tentative — et j’en suis — se réjouiront pareillement de la rencontre récente, à Rome, avec le pape François, d’une délégation des Poissons roses et d’Esprit civique, à laquelle s’étaient joints d’autres responsables de mouvements (les SSF) ou de journaux (Ouest-France, la Vie) se revendiquant du christianisme social.
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