On réédite, dans la collection Poésie/Gallimard, l’essentiel des textes de Roger Gilbert-Lecomte. Une petite précision, d’abord. Parmi les idées reçues aujourd’hui, pour excuser l’inculture galopante qui a transformé les lecteurs de poésie en une espèce menacée, on invoque le prix des livres. Le problème est que nous disposons en France, non seulement d’un réseau de médiathèques où l’on peut à peu près tout emprunter, et ce dès qu’une ville compte deux mille habitants, mais aussi de collections de poche qui n’hésitent pas à donner au lecteur pour moins de 8 euros le volume (un paquet de clopes) l’essentiel de la poésie contemporaine, réputée faussement inaccessible ou de celle du passé, pas forcément aussi bien connue que l’on croit. Signalons, pour modérer cette sortie ronchon, que cette inculture n’est pas spécialement le fait de la jeunesse et que les pleureuses qui gémissent sur cette jeunesse qui ne sait « rien » ont elles-mêmes le plus souvent ouvert un recueil de poésie pour la dernière fois l’année de leur bac de français, et encore…
Pour en revenir à Roger Gilbert-Lecomte, il était dommage qu’il soit laissé aux seuls spécialistes et sa parution en poche pourra permette de découvrir un de ces météores plus ou moins en marges du surréalisme, qui illuminèrent le ciel noir des années 1930 de fulgurances prophétiques du carnage qui s’annonçait : on pense à Artaud, Max Jacob ou Crevel par exemple. Crevel se suicida en 1935 quand il refusa l’inféodation du surréalisme au stalinisme, Artaud connut la douceur des hôpitaux psychiatriques sous Pétain qui étaient des mouroirs sordides avant de tirer sa référence épuisée à la fin des années 40, Max Jacob lui, juif converti au catholicisme depuis les années 1920, fut arrêté par la Gestapo française et mourut au camp de Drancy en 1944 (comme quoi, les Juifs français protégés par Pétain…).
Roger Gilbert-Lecomte, lui, a trente-sept ans quand il meurt en 1943, consumé par la tuberculose à l’hôpital Broussais, après avoir vécu ses dernières années comme un héros de Simenon, sous la protection d’une patronne de bistrot du XIVème arrondissent qui avait eu pitié de sa silhouette maigre de vieil adolescent aux yeux mangés par la nuit. Savait-elle, madame Firmat, qu’elle avait sous son toit un voyant pour emprunter des termes rimbaldiens, c’est-à-dire un poète qui avait fait de la poésie un mode d’exploration de l’au-delà, une mitrailleuse lourde pour faire exploser le mur des apparences, un explosif pour dynamiter la Caverne de Platon ou, pour les plus jeunes d’entre nous, la pilule rouge prise par Néo pour s’extraire de la Matrice.
Tout avait commencé, pour Roger Gilbert-Lecomte dans une classe de seconde, millésime 1922-1923 du lycée des Bons Enfants de Reims. Conjonction astrale, ou dirait Gilbert-Lecomte, « vitesse de la vérité », se retrouvent alors sur les mêmes bancs Gilbert-Lecomte mais aussi René Daumal qui fera partie de la galaxie surréaliste et même Roger Vailland, futur romancier communiste et prix Goncourt pour La Loi. Avec quelques autres, ces adolescents nervaliens qui croient à la puissance subversive du rêve quand il infuse la vie réelle, inventent ce qu’ils appellent Le Grand Jeu et qui deviendra une revue dès 1927 une fois que Daumal et Vailland sont à Normale-Sup et que Gilbert-Lecomte a commencé des études de médecine.
Le Grand Jeu, c’est Gilbert-Lecomte, aussi, qui en assure la direction et qui en donne le programme dans les termes suivants :
« Pour nos ôter le souci d’avoir encore, à l’avenir, à rectifier par des paroles de tels malentendus, une fois pour toutes, nous précisons :
Que nous n’espérons rien
Que nous n’avons aucune aspiration mais plutôt des expirations
Que, techniciens de désespoirs, nous pratiquons la déception systématique dont les procédés connus de nous sont assez nombreux pour être souvent inattendus
Que notre but ne s’appelle pas l’Idéal mais qu’il ne s’appelle pas
Qu’il ne faut pas faire passer notre frénésie pour de l’enthousiasme. (Non, madame, ce n’est pas beau, la jeunesse.)
Arrogance joyeuse, désespoir allègre, refus de s’inféoder qui expliquera les tensions constantes avec Breton et Aragon, Le Grand Jeu, dont Roger Gilbert-Lecomte est la plus pure incarnation, est avant tout un beau travail du négatif qui annonce Debord et les situs. Parmi les « procédés inattendus », évidemment, se trouvaient la drogue et l’alcool. Si Daumal écrivit La Grande Beuverie, on pourra lire ici Monsieur Morphée, empoisonneur public de Gilbert-Lecomte qui date de 1930 mais qui est resté inédit jusque très récemment : « Ne pourront jamais comprendre : tous mes ennemis, les gens d’humeur égale et de sens rassis, les français-moyens, les ronds de cuir de l’intelligence… »
Au-delà de cette panoplie littéraire qui est aussi une panoplie existentielle, il demeure des textes qui forment une poésie documentaire, aurait dit Mac Orlan, où l’on voit des dancings dans la nuit des années folles quand souffle l’esprit du Jazz, des « radis qui contiennent du radium » mais une poésie qui sait aussi jouer avec les mots dans un humour qui peut aller jusqu’à une certaine gauloiserie, façon Aragon dans les Aventures de Jean Foutre la Bite : « Si une jeune fille trop précoce/Escalade votre espalier/ A seule fin de lui faire une bosse/ Donnez-lui un petit coup de pied. »
Oui, on est surpris par l’aptitude de cet outsider de la poésie française à avoir su jouer avec tous les tons, toutes les formes comme un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses. Mais ce qui transparait derrière le lyrisme crispé, l’humour noir ou la douleur niée, c’est avant tout cet inconvénient d’être au monde, ou à l’inverse de ne pas être assez au monde. C’est cela qui donne à Roger Gilbert-Lecomte sa singulière actualité pour tous ceux qui prennent aujourd’hui conscience de vivre dans un monde phagocyté par le virtuel où ce qui est donné comme réel ressemble de plus en plus à une projection de mauvaise qualité.
La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent et autres textes divers de Roger Gilbert-Lecomte (Poésie/Gallimard)
La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent et autres textes
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