Où est partie la poésie?


Où est partie la poésie?

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Washington DC, 20 janvier 2009, investiture de Barack Obama. Après avoir prêté serment, le voilà officiellement le 44e président des États-Unis. Suivent 21 coups de canon, puis la marche Hail to the Chief. Obama prononce son discours. Ensuite la poètesse Elizabeth Alexander lit Praise Song for the Day, poème qu’elle a écrit pour la circonstance. Puis le pasteur Joseph Lowery bénit l’assemblée, et le United States Navy Band clôt la cérémonie par l’hymne américain. En France, on se souvient du discours, on se souvient aussi d’Aretha Franklin chantant My Country, ‘Tis of Thee pour l’ouverture sublime, mais qui se souvient d’Elizabeth Alexander lisant Praise Song for the Day[1. Qu’on peut traduire par « Loué soit ce jour ! », le poème glorifiant tous ceux qui, par leur lutte, ont permis l’élection d’Obama.]

? Pas un sonnet, encore moins un haïku : quatorze strophes de trois vers chacune, plus le vers final. À la télévision française, une voix traduisait le discours d’Obama. Mais personne n’a traduit le poème. Personne ne l’a même entendu : un commentaire vaguement explicatif du discours du Président couvrait la voix d’Elizabeth Alexander. Aucun journal français n’a pris la peine de publier le poème, ni même de le mentionner. Il eût fallu, pourtant : le discours du nouveau président, puis les vers de louange, puis la bénédiction, puis l’hymne national, c’est-à-dire l’État fédéral, la poésie, la religion, le drapeau, constituaient un fameux carré de symboles. La foi de l’Amérique en sa politique, en sa langue, en son Dieu, en son armée patriotique. Il y avait de l’âme dans ces strophes qui escortaient à Washington la prestation de serment du premier président noir. Bien plus qu’un supplément d’âme : l’âme de tout un peuple rassemblée dans un poème.[access capability= »lire_inedits »]

Évidemment, pour nous autres Français, ce genre de mélange – l’État, la poésie, le bon dieu, la nation – compose une soupe fort peu républicaine, qui dégage un drôle de fumet, une impression de moisi, un relent d’anachronisme tout à fait réac. Représentez-vous la lecture d’un poème à la Bastille le soir du 6 mai 2012, après l’élection de François Hollande : vous aurez du mal, car cette scène est inimaginable. On aurait ri. Écarquillé les yeux et les oreilles. Suffoqué d’ennui. C’est en tout cas ce que croient nos gouvernants. Mais peut-être que si l’on avait osé, si on avait lu un poème évitant à la fois l’emphase et la fausse subversion, qui sait… Quant à l’« âme », surtout celle d’un peuple ! Mot désuet, bon pour les calotins. C’est pourtant Rimbaud qui l’employait à propos de la langue universelle du poète futur : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant[2. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. Dans cette même lettre, il dit du poète qu’il « se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Et, plus loin, « Je est un autre ».] ». Pas de littérature, pas de style, pas d’ailes sans âme. Rimbaud poursuivait, visionnaire exalté : « Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable − lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. » Que les femmes redoublent d’ardeur, qu’elles se ruent sur leurs encriers, car aujourd’hui, dans les journaux en France, sur les ondes, sur les écrans de nos ordinateurs, de nos smartphones, la poésie s’en est allée. Elle n’a plus droit de cité. Elle a disparu de la scène publique. Elle est devenue invisible, inaudible, saugrenue même.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Âme asséchée d’un peuple qui ne croit plus en lui. D’une langue déshabituée de ce qui élève, de ce qui donne force, espérance − d’où le règne des humoristes et des cyniques, les deux faces du nihilisme. En 1960, dans Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq s’inquiétait déjà du « dépérissement lent et continu de la poésie[3. Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade.] ». Il attribuait le phénomène au sentiment du non qui dominait l’époque, représenté par l’œuvre de Sartre, dont La Nausée, à rebours du sentiment du oui, représenté par l’œuvre de Claudel. D’un côté l’opposition absolue à la société existante, voire à toute société possible, de l’autre l’acquiescement euphorique à la Création sous toutes ses formes. Rien n’est plus étranger à la poésie que le non, observait-il, où elle va chercher de quoi contester son propre droit d’exister. Poésie critique de la poésie, comme chez Michaux, chez Queneau. À l’inverse, ce qui plaisait à Julien Gracq chez Breton, chez René Char, c’était « ce ton resté majeur d’une poésie qui se dispense d’abord de toute excuse, qui n’a pas à se justifier d’être, étant précisément et d’abord ce par quoi toutes choses sont justifiées ». Réflexion d’une justesse admirable. Pourquoi, dans les camps de concentration, les captifs s’acharnaient-ils à se réciter des poèmes, sinon parce qu’à la négation dont les accablaient leurs bourreaux, ils opposaient l’affirmation de leur vie, qui se justifiait d’être par elle-même, tout simplement par le fait d’être. « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de grand poète, ajoutait Gracq, de poète si sombre, si désespéré qu’il soit, sans qu’on trouve au fond de lui, tout au fond, le sentiment de la merveille, de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre. » C’est la merveille qu’éprouvent les enfants, ces poètes-nés, avant que l’École, désormais, ne les normalise pour leur apprendre à habiter un monde plat, techniciste, voué à l’économisme, financièrement vivable. Là se perd l’âme : un monde purement terrestre, obsédé par les choses, et plombé par la com’, cet enfer de la langue.

La France d’aujourd’hui subit comme jamais le sentiment du non. Elle s’en emmitoufle, elle s’en oint. Alors, chez elle, la poésie n’a plus cours, et le meilleur d’elle-même est dédaigné, répudié. Elle s’excuse de tout, elle s’excuse d’être. Patrie, grandeur, goût du noble, quête du beau, orgueil de sa propre langue naguère universelle, fierté de sa propre histoire en dépit de ses heures noires, autant de renoncements. Songeons à la Défense et illustration de la langue française par Joachim du Bellay. C’était un poète. La renaissance du royaume passait par la glorification de son idiome. Le chirurgien Ambroise Paré mêla des poèmes à ses ouvrages techniques. Ronsard, à la fois, chanta l’amour et célébra le trône. Comme Malherbe, comme Racine. Tout à l’avenant : la France sans Victor Hugo serait une carcasse, un mannequin de cire sans Baudelaire, une dépouille sans Verlaine, Mallarmé, Apollinaire, une fripouille sans ses poètes de la Résistance, dont Aragon, Éluard. Ceux-ci communistes, mais d’abord patriotes, avec tout un peuple derrière eux. La poésie qu’on écoute fait caisse de résonance. L’individualisme lui est contraire. À présent, on a le rap, le slam : trop de rage, trop de bave, mais du moins la langue bouillonne. Et là aussi une cause, un collectif à défendre. Quelque chose s’y invente malgré les nullités. En regard, voici la « non-poésie des non-poètes » pour reprendre la formule de Martin Rueff[4. Libération, mai 2013. Martin Rueff note dans son article qu’« aujourd’hui, en France, la poésie est célébrée dans la mesure même où c’est la “non-poésie des non-poètes”. »], la traduction des Fragments de Marylin Monroe accueillie en octobre 2010 par un vibrant succès, ou les vers convenus, vieil- lots, d’un Houellebecq dont, en avril 2013, le recueil Configuration du dernier rivage reçut un hommage unanime de la critique enthousiaste et fut vendu par paquets de treize à la douzaine.

La poésie ne représente plus rien. Elle s’est coupée de la société, qui le lui a bien rendu. Elle s’est perdue dans les arabesques, le maniérisme, l’abscons. Denis Hirson, poète français d’origine sud-africaine, assure ne jamais se sentir aussi peu français que lorsqu’il lit de la poésie française. Il cite un poète sud-africain, Robert Berold, s’adressant à sa chambre : « Aujourd’hui les arbres commencent à se couvrir de feuilles / Je te le dis lentement, à toi qui ne sors jamais. » C’est ce poème, explique Denis Hirson, « que les prisonniers de Fresnes m’ont demandé de relire, puisqu’il résonnait avec leur enfermement, quand je suis allé leur rendre visite avec d’autres poètes sud-africains en mai 2013. Ce n’est qu’un exemple du lien que des auditoires ont pu nouer avec des poèmes d’Afrique du Sud lors de dizaines de lectures auxquelles j’ai participé partout en France, certaines dans le cadre de la récente Biennale inter- nationale des poètes en Val-de-Marne, et en bien d’autres occasions. Je constate un réel besoin en France pour une poésie simple d’accès mais non pas simpliste, une poésie de la présence, dépouillée de l’abstraction hermétique ; une poésie qui ouvrirait un espace intérieur ancré ici. » Sans écho dans le public, la poésie des poètes a laissé le champ libre aux vers de mirliton où excelle la variété. S’il existe des chansons à texte, les radios préfèrent les ignorer. Inutile de s’attarder sur les podiums télévisés. Sous l’aspect qu’on lui connaît, ou qu’on lui connaissait, la poésie semble d’un autre temps.

Et pourtant, rien n’est joué. Les Œuvres de Philippe Jaccottet viennent d’être publiées dans la Pléiade. Le troisième tome des Œuvres complètes de Péguy y paraîtra sous peu. La poésie jaillit dans les marges, forte de vertus politiques encore vivantes. Dans son introduction à l’anthologie Poètes de la Méditerranée, publiée par Poésie/ Gallimard en 2010 et préfacée par Yves Bonnefoy, Eglal Errera note qu’il n’y eut « aucune réserve, jamais, de la part des poètes sollicités, à cohabiter avec l’ennemi d’hier ou d’aujourd’hui. Pas de réticence politique ou idéologique de la part des Palestiniens, Israéliens, Grecs, Turcs de l’île de Chypre, Croates, Serbes, musulmans et chrétiens des Balkans, aucune exigence d’exclusivité au nom d’une quelconque prérogative linguistique chez les poètes de langue arabe à l’égard de leurs compatriotes francophones − le plus souvent leurs aînés résidant en France. » France terre d’accueil, encore, des arts et des lettres. Et sans doute, si l’Europe fédérait ce qui se rapporte aux moyens de gouvernement tout en conservant à chacun de ses peuples la souveraineté culturelle qui en exprime l’âme, à commencer par l’exigeant respect de leurs langues, ces biens inaliénables, l’harmonie d’un destin commun pourrait s’y construire enfin. Il faut voir dans la poésie soucieuse de ses vertus l’emblème de cette vigueur qui nous manque en Europe comme en France, de cet élan vers le haut dont nous avons tant besoin pour vaincre le sentiment du non qui nous diminue, nous confine dans la dérision, l’amertume et la peur.[/access]

*Photo : ECLAIR MONDIAL/SIPA. 00072041_000002

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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Universitaire, romancier et essayiste

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