Pourquoi ne lit-on plus de poésie aujourd’hui ? Pourquoi est-elle cantonnée à quelques colloques universitaires où des poètes chercheurs, mais qui ne cherchent plus depuis belle lurette l’or du temps cher à André Breton, s’échangent leurs publications subventionnées de laborantins du verbe ? Est-ce une raison pour autant, de désespérer de la poésie et de constater son avis de décès, au moins auprès du grand public ?
Il suffit pourtant d’un peu de curiosité pour trouver ces jours-ci, sur les tables des libraires, au moins deux poètes éminemment lisibles que rien ne paraît réunir. Rien sinon la volonté que la poésie soit le moyen privilégié de laisser nos sensations retrouver leur autonomie grâce à cette « écologie de l’imaginaire » que réclamait naguère Annie Le Brun dans Du trop de réalité, et ainsi de mieux lutter contre un monde saturé d’images invasives et préfabriquées.
Écologiste de l’imaginaire, voici une définition qui convient merveilleusement à Richard Brautigan (1935-1984), dont Le Castor Astral publie, en version bilingue, les œuvres poétiques complètes sous le titre C’est tout ce que j’ai à déclarer. On signalera d’emblée que cette édition est unique au monde. Même aux États-Unis, patrie de Brautigan, sa poésie est difficilement trouvable. Il est vrai que cet écrivain mythique, suicidé au mitan des années 1980, compagnon de route de la Beat generation, du flower power et du mouvement des Diggers[1. On pourra lire leur épopée romancée dans Ringolevio d’Emmett Grogan (éditions Gallimard).] de San Francisco – ces hippies anars et situationnistes, très provocateurs mais non violents –, est plus connu pour quelques romans et recueils de nouvelles qui jouent toujours, sur le mode de l’humour décalé, avec les mythes trop calibrés de la fiction américaine comme le polar ou le western.[2. Notamment Un privé à Babylone, Le Monstre des Hawkline, ou encore Un général sudiste de Big-Sur (éditions 10-18).]
Brautigan, pourtant, n’a cessé, toute sa vie, d’écrire de la poésie, une poésie où l’on retrouve également cette atmosphère d’étrangeté et d’humour, cet art subtil de la retombée qui, pour Barthes, définissait le style. On découvrira ici la vingtaine de recueils, parfois très courts, qui des années 1950 aux années 1970, tracent le portrait d’une époque, celle de la contre-culture, et d’une sensibilité, celle d’un Buster Keaton fasciné par le Japon, qui cache sa dépression dans des haïkus où s’inscrivent entre les lignes un mal de vivre qui ne hausse jamais le ton, comme dans ce « 7 avril 1969 » :
Ça va tellement mal aujourd’hui
que je vais écrire un poème.
Je m’en fiche, n’importe quel poème,
ce poème.
L’apparente facilité que l’on pourra qualifier de minimaliste et qui a donné à tant de faiseurs l’illusion que ce qui était de l’ordre de la grâce pouvait être imité, est en fait un piège. Il faut insister sur le soin que prenait Brautigan à la mise en page de ses textes, à sa science délicate du blanc entre les vers, à son art de mettre en perspective le presque rien, à sa vision du poème comme une plante en devenir qui poussera, plus tard, dans le lecteur, comme on le découvre, au sens littéral, dans S’il vous plaît, plantez ce livre (1968), dont l’édition originale comprenait des sachets de graines correspondant à chaque poème.
Brautigan n’aimait pas seulement, avec excès, les armes, l’alcool et les filles, il aimait aussi Baudelaire, héros de plusieurs de ses textes, parce que Baudelaire, avant lui, avait tenté de faire disparaître la frontière entre le vers et la prose, l’important pour lui, au bout du compte, se résumant en un axiome d’une simplicité lumineuse : « Toutes les filles devraient avoir un poème écrit rien que pour elles, même s’il faut pour ça retourner cette planète sens dessus dessous. »
Gérard Chaliand, et c’est peut-être son seul point commun biographique avec Richard Brautigan, est né presque la même année que le poète suicidé, en 1934. Il est avant tout connu pour ses interventions lors de débats télévisés où il est question de géopolitique, discipline qu’il a contribué à populariser à travers une série d’atlas publiés depuis les années 1980. C’est aussi un polémologue, c’est-à-dire un spécialiste de la guerre et de la stratégie. Comment imaginer que cet homme sérieux, voire austère, au verbe tranchant, soit aussi un poète[access capability= »lire_inedits »] depuis plus de soixante ans, remarqué à ses débuts par André Breton, comme on le verra dans Feu nomade et autres poèmes qui regroupe en un volume la plupart de ses poèmes. Est-il possible d’ailleurs de faire de la guerre, surtout de nos guerres contemporaines, un poème ? C’est oublier, par exemple, Apollinaire dont on a si mal compris l’extase effrayée quand il s’exclamait « Ah Dieu ! que la guerre est jolie. »
Chaliand, qui fut le spectateur plus ou moins engagé de toutes les guerres de décolonisation et de libération des dernières décennies, sait lui aussi cette souveraine ambiguïté. La guerre est atroce et belle, parce qu’elle est une expérience limite :
« Je me souviens du Viêt Nam sous les bombes.
Ai-je, en ce temps-là, appris ou découvert ce qui m’importe
j’aime me mettre le dos au mur.
J’ai vécu des moments rares,
où des peuples se haussent au-dessus d’eux-mêmes. »
La poésie de Chaliand est une poésie de l’autobiographie d’un monde violent où l’épopée côtoie le sordide, où les massacres ont lieu dans des cités peuplées depuis des millénaires et des paysages somptueux, où l’on éprouve l’honneur et l’horreur d’être un homme seulement dans ces circonstances ultimes où se redessinent les frontières, où se bouleversent les grands équilibres : « Une mappemonde qui tourne, c’est ma vie qui défile. »
Nous disions plus haut qu’il semblait difficile d’être plus éloignés l’un de l’autre que Chaliand et Brautigan. Finalement, peut-être nous trompions-nous. Peut-être, avec cet art de traverser le temps et la mort qui n’appartient qu’aux poètes, se retrouvent-ils parfois dans la même ville pour échanger des visions. Babylone ferait très bien l’affaire. Brautigan avoue ainsi : « À mon avis, l’une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait un bon détective privé, c’est que je passe trop de temps à rêver de Babylone », tandis que Chaliand lui répond : « Qui n’a rêvé de passer son enfance/Dans les jardins suspendus de Babylone ? »
Alors, que ce soit en regardant Brautigan se réveiller aux côtés d’une femme qui ne quitte jamais sa montre ou en attendant en vain avec Chaliand son camarade Amilcar Cabral assassiné, allez les rejoindre, là-bas, au-delà du fleuve et sous les arbres.
C’est tout ce que j’ai à déclarer, de Richard Brautigan, Le Castor Astral, 2016.
Feu nomade et autres poèmes, de Gérard Chaliand, « Poésie/Gallimard », éditions Gallimard.[/access]
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