Et si les pneus dorés installés sur le grand escalier de l’Opéra de Paris étaient le révélateur des dysfonctionnements de la Macronie?
Monsieur le président du Sénat,
Deux énormes pneus de tracteur, dorés à la feuille d’or, ornent désormais et pour un an les départs de rampe du double escalier intérieur de l’Opéra Garnier. Ils ont été dévoilés le 30 décembre dernier en pleine crise des gilets jaunes pour célébrer le 350ème anniversaire de l’intégration en 1669 de la Compagnie de danse académique classique à l’Académie royale de musique créée par Louis XIV.
« L’art contemporain fait toujours scandale à l’Opéra de Paris, 35 ans après Chagall », peut-on lire sur le site du Figaro. Il est vrai que le plasticien Claude Lévêque, l’auteur des pneus, a réalisé des œuvres qui, à l’instar de celles de Chagall, sont une part de l’honneur de la France. Voici quelques exemples d’enseignes lumineuses particulièrement subtiles dont il est l’auteur : « Mon cul, ma vie, mes couilles », « Je suis une merde », « Riez », « Nous sommes heureux », « Ta gueule ».
J’entends déjà les petits marquis du marché de l’art faire appel au poncif qui, depuis des décennies, coupe court à toute discussion : « Nos arrière-grands-parents ont raté les impressionnistes, etc. » Vous êtes gaulliste, Monsieur le président du Sénat, et avez dirigé en 2012 un ouvrage collectif, Le gaullisme, une solution pour demain. Eh bien, lisez le passage de L’Intemporel dans lequel André Malraux démontait en 1976 cette énorme ânerie dont nombre de responsables politiques, de conservateurs, de critiques ont abusé pour défendre l’indéfendable (La Pléiade, tome V, pages 922-923). Vous serez un des rares à connaître son argumentation, même si vos préoccupations sont ailleurs comme votre livre le laisse supposer qui, parmi tous les thèmes abordés, a oublié celui de la culture.
La question qui intéresse nos concitoyens n’est pas de savoir si, devant cette paire de pneus en or, vous partagez leur indignation ; si vous aimez cette installation ou si vous la détestez ; si, habitué comme tout un chacun à découvrir un Plug anal géant place Vendôme, un Vagin de la Reine dans les jardins de Versailles ou une monumentale Sodomie devant le centre Pompidou, si habitué à d’aussi puériles provocations vous vous en lassez ou non, la question qui intéresse les Français n’est pas là.
Monsieur le président du Sénat, il s’agit de l’Opéra national (dont le directeur est nommé par le ministre) et peut-être de l’argent public, celui des contribuables. Peut-être cet argent, s’il est public, a-t-il été correctement utilisé conformément aux règles en vigueur, peut-être le projet s’est-il imposé pour les 350 ans de l’Opéra avec une nécessité si évidente qu’il n’y a rien à redire. Eh bien, c’est de cela que nous aimerions être assurés.
Loin d’être un partisan du Référendum d’Initiative citoyenne, vous êtes un défenseur de la démocratie représentative. Le Sénat a montré ces derniers mois qu’au nom des citoyens qu’il représentait, à savoir les grands électeurs, il était capable de remplir pleinement sa mission en enquêtant sur l’affaire Alexandre Benalla, réconciliant ainsi, peu ou prou, nombre de Français avec l’institution.
Je suis persuadé que ceux-ci seraient fort intéressés qu’une enquête aussi minutieuse puisse être conduite pour connaître le cheminement de ce projet d’installation de pneus en or au palais Garnier. En pleine revendication des gilets jaunes sur le pouvoir d’achat, revendication soutenue par une très large majorité de Français, ce serait la moindre des choses. Il ne s’agit pas, bien entendu, de remettre en cause la liberté d’expression. Si Claude Lévêque estime qu’il est « une merde », et si son bonheur est de dorer à la feuille d’or des pneus de tracteur, personne ne peut l’empêcher d’user comme il l’entend de sa liberté d’expression. Il y a bien eu le Flacon d’urine de Ben exposé au Grand-Palais en 1972, la boîte de Merda d’artista de Manzoni de 1961 reçue en don en 1994 par le Musée national d’Art moderne au Centre Pompidou. Comme eux, il a le droit de s’exprimer librement. La question n’est pas là. Laissons donc les pneus à l’atelier !
Ce qu’il serait intéressant de connaître, c’est le cheminement du projet de célébration de cet anniversaire. Qui en a eu l’idée ? Y a-t-il eu différentes propositions ? De quel ordre étaient-elles ? Lesquelles ont été retenues ? Qui a pensé qu’il convenait de faire appel à un plasticien ? Y a-t-il eu un concours, un appel d’offre ? Qui était au jury ? Le jury était-il le Conseil d’administration de l’Opéra ? Qui siège à ce conseil ? Quels furent les projets présentés au jury ? Autrement dit, combien de libertés d’expression ont été mises en concurrence et/ou écartées ? Peut-être un plasticien, type Jeff Koons, a-t-il proposé deux lampes géantes dont le tutu eût été l’abat-jour ; le fessier, le globe lumineux ; et les jambes, le pied de lampe ? Le projet retenu des pneus est-il financé par l’Opéra ou est-il financé par une galerie ? La galerie est-elle à l’origine de l’idée ? A-t-elle été contactée avant un éventuel concours ? Si c’est la galerie qui finance le projet, le lieu a-t-il été mis à sa disposition gracieusement ou fait-il l’objet d’un loyer ? A moins qu’un accord ait été passé et qu’en cas de mise en vente dans un an, une partie du montant atteint en vente publique soit reversé à l’Opéra. Qui est le propriétaire des pneus, son auteur, un galeriste, les deux ? Un ensemble de galeristes associés pour l’occasion ? On peut se poser bien d’autres questions. La retransmission des auditions d’une telle commission d’enquête pourrait être à nouveau assurée par la chaîne parlementaire. Le grand débat national auquel le pays est invité est un moment favorable, me semble-t-il, à un tel effort de transparence.
Monsieur le président, ne pensez-vous pas que la commission Culture du Sénat pourrait mener pareille enquête ? Ne pensez-vous pas que, en pleine crise des « gilets jaunes », ce serait avoir entendu leur colère et peut-être commencer de prendre au sérieux la défiance des Français à l’égard des politiques que de s’intéresser, non pas aux pneus en or, mais au chemin qu’ils ont emprunté et aux ornières qu’ils ont pu laisser derrière eux ? Ces ornières, c’est ce que la Commission des lois, au sujet de l’affaire Benalla, appelait les « dysfonctionnements au sommet de l’Etat ». Pour qu’un membre du cabinet de la présidence de la République puisse se croire autorisé à frapper un citoyen dans la rue, il a dû y avoir effectivement un dysfonctionnement. Pour que la réflexion sur la célébration des 350 ans de l’Opéra national débouche sur l’exhibition de deux énormes pneus de tracteurs dorés à la feuille d’or, n’y aurait-il pas eu un certain dysfonctionnement parmi ces élites dont certains observateurs n’hésitent plus à pointer l’oubli de la nation ?
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