Faute de grands récits, la France se fracture sur les questions sociétales. Les débats autour de la famille ou de l’islam mettent aux prises deux camps arc-boutés sur leurs principes et leurs droits sacrés. Des compromis seraient pourtant possibles.
L’actualité est faite sinon de conflits insolubles, du moins d’oppositions insurmontables qui laissent désemparés gouvernants et commentateurs. Sur le port du voile islamique, un jour on paraît trancher, puisqu’on le déclare incompatible avec nos mœurs. Le lendemain, on s’en prend à ceux avec qui on semblait d’accord hier. On dénonçait le communautarisme, on en a désormais après l’intégrisme laïque ou laïciste. On justifie cette volte-face en ressassant pour s’en indigner une anecdote supposée dramatique. Cette virulence est si brusque et si arbitraire qu’on peut augurer une nouvelle « renverse » de la marée, faisant réapparaître des évidences aujourd’hui refoulées.
On prend les mêmes et on recommence
Sur la PMA par contre, pas d’hésitation. C’est plutôt la répétition des arguments opposés qui inquiète : d’un côté « Comment peut-on organiser l’absence de père ? », de l’autre « Comment peut-on priver une femme du droit de procréer ? ». Qu’on penche d’un côté ou de l’autre, on voit que ce sont des droits sacrés qui s’affrontent, des principes, ce qui interdit toute possibilité de convaincre ceux qui ne le sont pas déjà. Alors ce sont les sondages d’opinion qui indiquent la direction, ils emportent la décision sur la PMA, ils le feront sans doute sur le voile islamique.
Pour peu qu’on croie à la raison, on ressent de cela un peu de honte, on s’inquiète de la stérilité de la délibération publique et du rôle décisif que finissent par jouer, sinon des instincts, du moins des sentiments mal analysés. Malaise d’autant plus grand que tous ces sujets reviennent, qu’à leur propos on ressasse, on piétine, ce qui fait prévaloir le désir d’en finir.
Si, pour quitter cette ambiance dépressive, on interroge le passé de notre république, on voit que naguère, il y a peu, nous avons su échapper à de redoutables dilemmes, nous ne sommes pas toujours restés paralysés devant l’opposition des classes, bourgeoise et laborieuse, ou bien devant l’affrontement de l’Église catholique avec l’État démocratisé. Pourquoi désormais ne savons-nous pas discerner les issues ? Pourquoi notre vie politique est-elle devenue stérile ? La surprise est d’autant plus amère que cette panne est indissociable de la prépondérance reconnue aux droits de l’homme dans notre pratique politique, depuis qu’il y a une quarantaine d’années, à l’occasion de la conférence d’Helsinki sur la Sécurité et la Coopération en Europe, nous les avons reconnus comme le socle de toute légitimité politique. On voit maintenant ce socle, ce fondement, associé à une inquiétante incapacité de débattre. Devenus droits de l’individu, ces droits ne nous indiquent pas comment décider entre les individus parce qu’ils ne nous disent rien sur la société. On se prend donc à regretter qu’il n’y ait plus ni idéologie structurante ni projet collectif qui permettrait de situer et de justifier les choix de société qui sous-tendent les différents partis pris sur le voile islamique ou la procréation sans homme.
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Face aux dilemmes qui ont autrefois déchiré la France (y compris jusqu’aux guerres civiles), on voit que ce sont des initiatives pratiques, la proposition et la mise en œuvre de changements partiels (sur le droit de grève, le droit syndical, les assurances, le droit du travail ou bien sur l’école laïque, les associations cultuelles, l’école sous contrat…) qui ont, bien avant que les divergences s’effacent, travaillé les mentalités et transformé les oppositions de principe en points de vue, permettant de discuter sur des enjeux pratiques et partiels.
Pourquoi sommes-nous incapables de procéder actuellement de la même manière – c’est-à-dire de présenter nos désaccords de manière imprévue, de faire valoir des propositions partielles, périphériques, qui avant même d’être éventuellement mises en œuvre, contribueraient à ce que les opinions adverses se décrispent, se détendent, se croisent ? Le surprenant, l’inquiétant, ce n’est pas que des oppositions de principe nous divisent, mais que cela nous laisse médusés et immobiles, sans imagination, dépourvus de la créativité de nos prédécesseurs. Nous semblons préférer nous en tenir à nos principes, comme si la culture des droits nous avait fait quitter le terrain civique, nous avait transportés dans un ciel d’abstractions, nous condamnant à un régime d’accusations mutuelles passablement stérile.
Dépassons les conflits
Alors que je ruminais ces pensées, j’ai eu la bonne surprise de trouver dans Causeur (n° 72, septembre 2019), sous la plume d’Alain Neurohr, une proposition de nature à faire espérer que nous dépassions nos oppositions métaphysiques à propos de la PMA. Opposé à la loi « bioéthique » que l’on prépare, l’auteur reconnaît, chez certains qui ne peuvent pas engendrer, la force et la validité du désir d’accompagner néanmoins la prochaine génération à son entrée dans la vie. Étant donnée la difficulté d’adopter, il imagine qu’on leur propose de participer à une sorte de parrainage dont pourraient bénéficier les nombreux (300 000) enfants pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance : enfants abandonnés, enfants séparés par jugement de familles maltraitantes, immigrants mineurs arrivés seuls. Qu’ils soient dans des « familles d’accueil » ou, ce qui est bien plus pénible, dans des foyers, ces enfants pourraient bénéficier en même temps que de l’aide publique, d’une aide bénévole de la part de personnes en désir de famille. Cela pourrait devenir un lien stable, au-delà de leur majorité et, même conduire à une « adoption simple » (sans modification de l’état civil). Compatible avec la légalisation de la PMA, ce dispositif aurait l’avantage de répondre à des besoins évidents et en même temps de chevaucher la ligne de partage actuelle de l’opinion entre défenseurs de la cause des femmes et défenseurs de la cause de l’enfant.
Dans cette perspective, je cherche d’autres occasions de « brouiller les lignes » : on peut échapper à l’appellation absurde de « seconde mère » en donnant un statut formel au parent éducateur, statut qui concernerait aussi bien les couples homosexuels que les nombreuses familles recomposées. Qu’on ne l’ait pas fait depuis longtemps, alors que les couples homosexuels mobilisent l’attention, cela montre que dans la culture des droits, ce sont les minorités qui ont priorité, aux dépens du réalisme social. On rétablirait un certain équilibre et une certaine intercompréhension en rapprochant les questions propres à certaines minorités de celles que bien d’autres connaissent.
On peut aussi essayer de dépasser le conflit de droits actuel qui divise parlementaires et ministres à propos du port en public du « voile islamique ». Quand notre laïcité était productive, elle a inventé l’école « sous contrat », et pour cela défini les conditions dans lesquels des institutions religieuses peuvent participer à l’éducation nationale et recevoir des subventions. De manière analogue, l’islam bénéficie en France d’aides publiques accordées au plan local, dans des conditions où l’opportunisme électoral et la préoccupation de la tranquillité immédiate pèsent plus que le souci d’intégrer socialement et culturellement la nouvelle religion. On pourrait se préoccuper de réguler ce système en soumettant à des règles définies au plan national les aides reçues (baux emphytéotiques, déductions fiscales…) qui ne pourraient plus bénéficier qu’à des associations cultuelles dont les responsables préconisent des comportements compatibles avec les principes communs en France : non-persécution de ceux qui s’écartent d’une communauté religieuse, égalité entre hommes et femmes, désapprobation des conduites séparatistes, vestimentaires en particulier. Quant aux autres manières de pratiquer l’islam, on continuerait à les admettre sans qu’elles bénéficient de l’aide et de la reconnaissance publiques. Seraient ainsi respectés, en distinguant les domaines, le souci d’une vie sociale commune et le respect du droit des personnes.
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On pourrait évoquer d’autres questions, d’autres « différences » dont il faudrait savoir débattre utilement. Mais pour cela, il faut prendre conscience, au-delà du manque d’imagination dont font preuve gouvernants, commentateurs et idéologues, de la sorte de désincorporation civique où mène l’obsession exclusive des droits individuels, lesquels se projettent dans la mondialisation comme sur un immense écran qui est le lieu et l’instrument de leur justification et de leur sacralisation.
À l’opposé, les problèmes que cette désincorporation empêche de résoudre, et même de considérer, peuvent être l’occasion, si l’on y réagit de manière créative, de se retrouver comme sujet historique actif, de renouer avec des formes de vie commune et d’échange, de jeu entre l’individuel et le collectif. Mais il s’agit essentiellement, préalablement, de se défaire d’un corset dogmatique invisible, parce qu’obscurément accepté.
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