Daoud Boughezala. Le meurtrier présumé des militantes kurdes assassinées voilà quatre ans à Paris, Omer Güney, est décédé en décembre dernier, avant l’ouverture de son jugement initialement prévu en janvier 2017. Existe-t-il des preuves de l’implication des services de sécurité turcs (MIT) dans ce crime ?
Laure Marchand[1. Ancienne correspondante en Turquie du Nouvel Observateur et du Figaro, Laure Marchand a coréalisé un documentaire sur l’assassinat des trois militantes kurdes à Paris en janvier 2013.]. Dans son réquisitoire de mise en accusation, le procureur conclut à des assassinats préparés en lien avec des individus se trouvant en Turquie, « possiblement liés » au MIT. Sans que l’on sache à quel niveau se situerait les commanditaires. S’agirait-il d’un ordre donné par le MIT lui-même ou par une cellule clandestine en son sein ? Nous n’avons pas la réponse.
L’enquête française a permis d’établir des liens entre Ömer Güney et le MIT. Tout d’abord, il se livrait à une activité caractérisée d’espionnage de la communauté kurde qu’il fréquentait et transmettait ces informations en Turquie. Mais on ne connaît pas l’identité des destinataires. En janvier 2014, il communique également un plan d’évasion rocambolesque à un ami lors d’un parloir. Güney lui donne des indications pour se rendre à un endroit à Ankara. En les suivant, on arrive au siège du MIT. Son ami devait remettre le plan à une personne précise qui connaît bien Güney.
Comment les enquêteurs ont-ils été mis sur la piste des services turcs ?
Douze jours après les assassinats, la préfecture de police reçoit un mystérieux mail anonyme qui désigne Güney et le MIT. Un an plus tard, un document audio est également mis en ligne sur Youtube. Il s’agit de l’enregistrement d’une conversation entre trois individus qui passent en revue des cibles du PKK à éliminer en Europe. Celui qui est chargé de commettre les crimes s’adresse respectueusement aux deux autres qui semblent être ses supérieurs. La voix de Güney a été reconnue par son entourage. Même la juge d’instruction qui l’a interrogé pendant des heures l’a reconnue. La police scientifique de Lyon a, elle, conclu à une forte similitude.
Deux jours après cette mise en ligne, des médias ont reçu le pdf d’un ordre de mission qui émanerait du MIT ordonnant les préparatifs de l’assassinat de Sakine Cansiz. L’authenticité de ce document n’a pas pu être identifiée. Mais il contient des détails exacts. L’individu, nom de code « La Source », peut très bien collé avec Güney. En tout cas, il est écrit que « La Source » a aidé Sakine Cansiz en octobre dans ses démarches administratives au mois d’octobre 2012. Effectivement, Güney l’a bien accompagnée à la préfecture à cette époque.
Accablant. Cet été, après l’échec de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, le Président Erdogan a dénoncé l’infiltration des gulénistes dans les services de sécurité turques. On savait la confrérie très puissante dans l’armée, l’administration et la magistrature. Est-il possible que les gulënistes infiltrés dans « l’Etat profond » aient voulu torpiller le processus de paix entre l’Etat turc et le PKK qu’avait engagé Erdogan?
C’est effectivement une possibilité. D’autant que la confrérie est également soupçonnée d’avoir contribué à faire capoter des pourparlers secrets qui avaient démarré en 2009 à Oslo entre des représentants du PKK et des émissaires du MIT. A l’occasion d’un meeting électoral en mars 2014, Recep Tayyip Erdogan a clairement accusé la confrérie d’avoir fomenté l’attentat du 147, rue La Fayette. Mais ces mises en cause verbales en sont restées là, elles n’ont débouché sur aucune action judiciaire. A cette époque, Erdogan était déjà en guerre totale avec son ancien allié Gülen. Il faut aussi garder à l’esprit que le mouvement est accusé de tous les maux. Certes, des gülenistes se trouvaient probablement à l’intérieur du MIT. Cette institution est cependant dirigée par un très proche d’Erdogan et elle n’était pas réputée pour être fortement infiltrée par la confrérie, contrairement à d’autres administrations.
En Turquie, des députés ne se satisfont pas de ces anathèmes contre la confrérie. Ainsi, des questions écrites parlementaires ont été adressées à Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre et responsable à ce titre des activités des services de renseignement, sur le rôle du MIT. Pour Sezgin Tanrikulu, à l’initiative de cette démarche, le problème n’est pas tant de discuter de l’implication ou non de la confrérie mais que le gouvernement empêche la vérité d’apparaître, ce qui le rend suspect. Le vice-président du CHP –la principale formation de l’opposition- estime ainsi que l’opération contre les trois militantes a reçu un aval politique de principe, que ce ne sont « pas deux gars paumés dans un café » qui peuvent la monter.
En tout cas, M. Erdogan disposait de 90 jours pour répondre, il ne l’a jamais fait. De plus, l’AKP a voté une loi renforçant l’impunité du MIT : il est désormais quasiment impossible pour un journaliste ou la justice d’enquêter sur ses agissements.
Et en France, comment les autorités ont-elles réagi ? La justice a-t-elle pâti de notre alliance avec la Turquie au sein de l’OTAN ?
Le travail de la justice n’a pas été entravé. Même si les informations fournies par les services de renseignements de l’époque (DGSE et DGSI) n’ont pas, c’est le moins que l’on puisse dire, permis de faire avancer l’enquête d’un millimètre. La juge a dû les relancer pour que les notes afférentes soient transmises. Elles ont fini par l’être mais dans un tel état de caviardage qu’elles suscitent plus de questions que de réponses.
Lors de la découverte du crime, Manuel Valls qui était alors ministre de l’Intérieur, se rend sur place et assure de « la détermination des affaires françaises de faire toute la lumière sur cet acte ». Quatre ans ont passé, quatre ans de silence complet, ou presque du gouvernement. Pire, la famille de Fidan Dogan, qui vit à Strasbourg, a adressé des courriers à l’Elysée et au ministère de l’Intérieur pour être reçue. Non seulement elle ne l’a pas été mais elle n’a même pas reçu de réponse. Cela montre l’embarras de la France. Les autorités françaises ont clairement fait le choix de ne pas se fâcher avec la Turquie.
En 2013, Paris cherche à se réconcilier avec Ankara après des années de brouille à cause de l’opposition de Nicolas Sarkozy à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et la pénalisation de la négation du génocide armée. Il n’est pas question que trois crimes près de la Gare du Nord mettent en péril la démarche. Intérêts commerciaux, accord européen sous-traitant les migrants à la Turquie, coopération au sujet des djihadistes français qui transitent par le territoire turc… La France a fait son choix. Et peu importe que la circonstance aggravante de terrorisme ait été retenue dans cette affaire. D’ailleurs, Antoine Comte, l’avocat des familles, a déclaré à la mort de Güney que celle-ci arrangeait Paris et Ankara qui ne voulait pas de procès.
La mort d’Omer Güney des suites d’une tumeur clôt-elle toute enquête sur le triple assassinat des militantes kurdes ?
Ömer Güney a contracté la légionellose à Fresnes. Vu son affaiblissement général provoqué par la chimiothérapie, l’infection pulmonaire a été fatale. Sa tumeur n’est donc pas la cause directe de sa mort. Sans accusé, plus de procès. La disparition du seul suspect entraîne automatiquement la fin de l’action judiciaire. Mort avant d’avoir été jugé, Ömer Güney meurt « présumé innocent » comme l’ont déclaré ses avocats. En revanche, les faits, eux, restent. Les avocats des familles des victimes sont en train de réfléchir à des moyens de relancer l’affaire. Ce n’est pas chose aisée. Il faut, par exemple, apporter des éléments nouveaux pour obtenir une réouverture du dossier.
Au cours de l’enquête, la juge d’instruction Jeanne Duyé a fait le choix, en accord avec les familles, de ne pas perdre de temps : le pronostic vital du suspect était engagé, il fallait aller vite. A défaut de traduire en justice les donneurs d’ordre, personne ne voulait perdre la possibilité de juger le meurtrier présumé.
La lumière sera-t-elle un jour faite sur cette ténébreuse affaire ?
Décision a été prise de ne pas envoyer de commission rogatoire supplémentaire à la Turquie, étant donné qu’elle n’avait même pas répondu à la première. Cela n’aurait fait qu’allonger la procédure. Certains aspects qui pourraient peut-être permettre de remonter la chaîne des commanditaires n’ont ainsi pas été exploités. Si l’ordre écrit du MIT ordonnant les préparatifs de l’assassinat de Sakine Cansiz est authentique, alors, qui est « Le légionnaire », la seconde personne missionnée ? Qui sont les quatre destinataires du document ? Il semble que les services secrets allemands connaissent au moins l’un d’eux. A qui appartiennent les deux voix dans la conversation publiée sur Youtube ? En Europe ou en Turquie, de nouvelles informations finiront peut-être par surgir. La répression et les purges qui touchent en Turquie tous les services de sécurité font de nombreuses victimes et donc de nombreux mécontents. Ils pourraient avoir intérêt à faire des révélations.
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