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« L’antisionisme est totalement banalisé dans les campus américains »

Entretien avec l'essayiste américaine Nidra Poller


« L’antisionisme est totalement banalisé dans les campus américains »
Pittusburgh, cérémonie d'hommage aux victimes de l'attentat, novembre 2018. Sipa. Numéro de reportage : AP22266417_000022

Polarisation extrême de la société, ravages du politiquement correct, antisionisme virulent… le massacre antisémite du 27 octobre qui a eu lieu dans l’Etat de Pennsylvanie révèle une profonde crise morale. Entretien avec l’écrivain et essayiste d’origine américaine Nidra Poller


Karen Benchetrit. L’attentat qui a tué onze personnes dans la synagogue de Pittsburgh a fait resurgir la question de l’antisémitisme aux Etats-Unis. Un sentiment d’insécurité est-il en train de gagner aujourd’hui les Juifs américains?

Nidra Poller[tooltips content= »Nidra Poller a quitté les Etats-Unis pour s’installer en France en 1972. Romancière, traductrice et chroniqueuse, elle a longuement décrypté les ressorts de l’affaire Al Dura (dans “Al-Dura : Long Range Ballistic Myth”). Son roman Madonna madonna vient tout juste de sortir. « ]1[/tooltips]. Ils sont sous le choc de ce massacre qui a eu lieu dans un climat où l’antisémitisme progresse sous diverses formes. On voit de plus en plus de croix gammées taguées sur des synagogues, des agressions violentes se sont multipliées ces derniers mois contre des orthodoxes de Brooklyn. Et l’antisionisme se manifeste quotidiennement un peu partout dans les universités du pays. Mais les Juifs américains n’avaient pas imaginé que des attentats antisémites que nous connaissons en France depuis des années pourraient se produire un jour chez eux.

Quels campus sont particulièrement travaillés par cet antisémitisme idéologique ?

Aucun ne semble y échapper aujourd’hui, l’antisionisme est totalement banalisé, le phénomène se manifeste dans de petites facultés comme dans les très prestigieuses universités de l’Ivy League.

En 2004 déjà, des étudiants juifs de Columbia University témoignaient dans un documentaire saisissant, Columbia Unbecoming, de ce qui était en train de se développer sur les campus, cet antisionisme affiché de professeurs renommés, l’impossibilité de trouver un directeur de thèse pour ces étudiants victimes d’intimidations permanentes, les insultes déversées sur les israéliens, les agressions physiques. On pourrait multiplier aujourd’hui les témoignages tant tout cela s’est généralisé.

L’entrisme islamiste sur les campus n’est pas nouveau. Et son idéologie gagne du terrain auprès des plus jeunes, avec des manuels scolaires qui reprennent le narratif palestinien. Au final, c’est toute une génération de jeunes adultes qui entrent en politique avec ce bagage idéologique.

Vous avez travaillé pendant des années à démonter les ressorts de l’Affaire Al-Dura, vous écriviez dans un de vos livres (The Black Flag of Jihad) que nous vivons, de ce côté-ci de l’Atlantique, sous la sphère d’influence Al dura.  Quel est l’impact du narratif palestinien sur la société américaine?

Il est moins évident, souvent rejeté mais ce récit que j’appelle « lethal narrative», formulé par un puissant courant djihadiste et  relayé par les “progressistes”, est également adopté par des suprématistes blancs. Dans ces milieux encore marginaux, l’Etat juif est contesté, conspué, accusé de la persécution des palestiniens qu’on compare à l’Occupation. La montée de l’antisémitisme se poursuit comme ici en Europe, sous ce visage de l’antisionisme qui travaille la société depuis les années 2000 s’intensifiant  dans un contexte de crise de la démocratie. L’antisionisme, c’est bien la locomotive de l’antisémitisme américain, entraînant dans son sillage d’autres formes comme le suprématisme blanc qui anime l’assassin de Pittsburgh.

L’auteur de la fusillade de masse qui a tué onze personnes s’en prenait régulièrement sur les réseaux sociaux à l’association juive Hebrew Immigrant Aid Society (HIAS), habilitée avec une dizaine d’autres par le gouvernement pour accueillir les réfugiés. 

C’est ce qui a déclenché l’attentat sur la synagogue Tree of Life. Elle participait  à la campagne «  Chabat pour les réfugiés » organisée par le  HIAS. Cette association a une très longue histoire, elle a été créé à New York à la fin du 19ème siècle pour soutenir les Juifs qui débarquaient à Ellis Island après avoir fui les pogroms de Russie et d’Europe de l’Est, et bien plus tard l’antisémitisme du bloc soviétique,. Elle a récemment  concentré son action  sur l’aide  aux réfugiés de toutes confessions, notamment des Syriens, des Afghans, des Somaliens. Le HIAS a vivement critiqué l’administration Trump, notamment pour la baisse importante du nombre des réfugiés accueillis par comparaison avec l’ère Obama (30 000 contre 110 000), pour l’interdiction d’entrée sur le territoire américain imposée à  des ressortissants  de certains pays musulmans (“le travel ban”) ou encore pour son engagement à refouler les migrants arrivés en masse à la frontière mexicaine.

De là à lier l’attentat antisémite aux positions anti-immigration de Trump, le pas a été immédiatement franchi par le camp “progressiste” en pleine campagne pour les Midterms pour redire tout le mal qu’il faut penser du Président, même si l’auteur du massacre antisémite a clamé sa détestation de Trump « qui s’entoure des youpins ».

Il y a un antisémitisme « old school » dans une partie de l’électorat republicain de Trump, c’est indéniable, de même que chez les suprématistes blancs. Le vecteur majeur de la haine des Juifs aujourd’hui aux Etats-Unis n’en demeure pas moins l’antisionisme islamo-gauchiste qui prospère  sur les campus, dans les médias, les milieux intellectuels et les mouvements de justice sociale.

Accuser Donald Trump, c’est vraiment passer à côté de ce qui joue en profondeur, à savoir une grave crise morale. Trump joue allègrement ce personnage grossier, mais il n’est qu’un symptôme d’une crise profonde où les vertus mêmes de la société américaine sont perverties. Avec Trump, la droite a trouvé son Obama. L’un comme l’autre n’ont pas été élus sur une base politique mais sur des passions primaires. Quand le tribalisme efface la politique, il n’y plus de débat. J’ai vite compris, lors des présidentielles,  que les médias où j’avais l’habitude de publier – je ne suis pas accueillie par la presse de gauche—, ne prendraient pas d’articles critiques sur Donald Trump.

La campagne pour les Midterms a vu fleurir toutes les rhétoriques antisémites et antisionistes…

Les tensions sont très grandes, la société est extrêmement polarisée, il y a une radicalisation des esprits avec une montée en puissance des groupes haineux. Les caricatures sur le pouvoir financier des Juifs ont circulé un peu partout, de l’Iowa au Connecticut en passant par l’Ohio et la Californie, on a aussi eu droit à des milliers de tracts sur le thème du complot et du soutien orchestré par les Juifs aux réfugiés de couleur en vue d’un grand remplacement de la population blanche, thèse qui, on le sait, fait la fortune des suprématistes, d’autres encore dénonçaient “les juifs milliardaires communistes”. Et toujours, les attaques virulentes contre Israël, “pays d’Apartheid”. La sympathie  pour Israël au sein du Parti démocrate s’amenuise, sous la pression de plus en plus forte de l’extrême gauche. Une candidate comme Alexandra Ocasio-Montez, la plus jeune élue au Congrès, n’a jamais caché son rejet bête et méchant de l’Etat juif.

On a appris récemment qu’une plainte contre une faculté du New Jersey qui avait reçu Omar Barghouti, le fondateur de BDS (Boycott Désinvestissement et Sanctions) a été réouverte à la demande du ministère de l’éducation sous l’impulsion de Trump (Obama l’avait repoussée). Les opérations du mouvement pourraient bien être considérées comme antisémites. Quel est son poids outre-atlantique ?

Il multiplie depuis des années des opérations, souvent violentes, un peu partout dans les universités. Je dirais que le BDS opère avec une grande liberté aux Etats-Unis par rapport à la France. En revanche,  l’administration Trump poursuit une politique très forte contre les éléments hostiles à Israël : la fermeture de la représentation palestinienne à Washington, l’arrêt  du financement del’UNWRA (l’agence onusienne d’aide aux réfugiés palestiniens), des coupes dans les aides financières à l’Autorité Palistinienne et la défense infaillible de l’Etat d’Israël à l’ONU. Bravo Nikki Haley !

Plusieurs grands médias français, reprenant les propos de leurs confrères américains, ont affirmé que Trump était persona non grata au sein de la communauté juive de Pittsburgh au lendemain de l’attaque. Ils ont par ailleurs mis en exergue la levée de fonds lancée par des musulmans pour aider les survivants et les proches des victimes. Y a-t-il eu une instrumentalisation de l’attentat ?

C’est carrément une tromperie ! Le Rabbin de la Tree of Life synagogue a reçu Donald Trump avec respect et bienveillance. En fait, la polémique a été montée de toute pièces par une association politique, Bend the Arc, c’est elle qui  a réuni 1500 manifestants anti-Trump dans la ville alors  même que les familles étaient en train de pleurer leurs morts. Bend the Arc avait d’ailleurs appelé à battre le président pendant la campagne présidentielle, elle soutient moralement et financièrement Linda Sarsour, l’une des initiatrices de cette collecte douteuse.

Que sait-on de cette femme très présente aujourd’hui sur la scène médiatique américaine ?

Linda Sarsour est une activiste musulmane d’origine palestinienne qui a grandi à Brooklyn. Elle aligne les liaisons dangereuses : membre de CAIR, le conseil des relations américano-islamiques, l’une des plus grandes organisations américaines liée aux Frères Musulmans, elle est proche des sympathisants de Hamas, défend la charia, milite activement pour le BDS, appelle à la mise au ban d’Israël et déclare : «On ne peut pas être sioniste et féministe ». Dans un article de fond sur le premier Women’s March [url], je présente les faits et gestes de Sarsour, féministe en hijab, mêlée à toutes les luttes, jusqu’aux Native Americans et reliant toutes ces causes célèbres à la cause. palestinienne. Aujourd’hui, le Women’s March mouvement se déchire sur la question de l’antisémitisme. Linda Sarsour rame pour garder sa place du bon côté de la ligne de fracture.

Quel est le sens et la sincérité de cette collecte de fonds lancée par l’association MPowerChange qu’elle dirige, en collaboration avec une âme sœur, Tarek El-Messidi de CelebrateMercy ?  Soutenir les victimes d’un antisémitisme « néo-nazi » tout en militant pour l’élimination de l’Etat juif… n’est-ce pas pervers ?

Le mouvement Women’s March a assuré Linda Sarsour de son soutien tout en condamnant l’antisémitisme de Farrakhan, dont elle est également proche. Le prédicateur haineux de Nation of Islam comparait récemment les Juifs à des termites et s’affichait aux côtés du Président iranien. Comment expliquer une telle convergence ?

C’est l’« intersectionality» ! Cette méga-convergence de luttes impose une allégeance en bloc à une macédoine de causes vertueuses : la défense des victimes, des exclus, des laissés pour compte et, comme par hasard, la défense de la cause palestinienne est l’alpha et l’oméga de La Lutte. Pas question de défendre les femmes contre la violence sans défendre les Palestiniens contre Israël. On marche aux côtés des minorités « de couleur », on dénonce  « the white privilege »et comme par hasard les Juifs ne sont pas une minorité mais des blancs favorisés. Au nom de l’intersectionality, des groupes soi-disant sionistes comme IfNotNow font cause commune avec Black Lives Matter, Students for Justice in Palestine et BDS.

Les grands médias alimentent à plein régime le climat de confusion et d’inversion des valeurs.  On se souvient par exemple des propos publiés par le New York Times au moment de l’interdiction du burkini sur nos plages,  dénonçant une « ostracisation » comparée ni plus ni moins à la police morale de pays comme l’Iran ou l’Arabie saoudite.

Les journalistes sont dans leur grande majorité acquis aux idées de gauche, soumis aux diktats du politically correct. Suivistes, ils reprennent les reportages des médias de référence et embarquent sur les caravanes qui passent.

La société américaine aujourd’hui est saucissonnée, on est défini par la couleur, l’ethnie, la sexualité, le choix du prénom… Et maintenant on a l’interdiction de la « cultural appropriation » :  Une personne blanche n’a pas le droit d’écrire sur les African-Americans, les gays sont propriétaires de la parole homosexuelle, les transgenres rejettent la mainmise des homosexuels sur « leur » question… Les valeurs qui ont fait la grandeur de l’Amérique sont perverties. La déségrégation devient la racialisation, la liberté d’expression est écrasée par une pensée totalitaire, la bienveillance et l’ouverture d’esprit sont mises au service de la chasse à l’islamophobie.

Les élites, y compris juives, sont imprégnées de cette idéologie sectaire. Au nom d’un œcuménisme naïf voire ignorant, les instances communautaires et des mouvements religieux Reform et Conservative accueillent des activistes de plus en plus hostiles à Israël : J Street, New Israel Fund, Students for Justice in Palestine, Jewish Voice for Peace, BDS, la Marche des Femmes, Black Lives Matter, IfNotNow.

Deux femmes musulmanes viennent d’être élues au Congrès, c’est une Première, et le Colorado a élu le premier gouverneur gay des Etats Unis, on n’arrête pas la diversité…

C’est surtout le signe d’une véritable tribalisation du monde politique et de la société. Une nation forte ne se construit pas sur la célébration des différences de sexualité ou de race. L’une de ces élues Democrat, Ilhan Omar, réfugiée somalienne, expose au grand jour sa haine virulente, islamiste, de l’Etat d’Israël. Elle n’hésite pas à tweeter : « Israël a hypnotisé le monde, qu’Allah réveille le peuple et l’aide à voir les faits maléfiques d’Israël». Voilà les ravages des politiques de l’identité menées au nom de la démocratie et de la tolérance. Démocrates et Républicains aussi se comportent en tribus. Ils ne se voient plus comme des adversaires politiques à combattre mais comme des ennemis à bannir. C’est un climat de guerre civile.

Plutôt que de pinailler sur les chiffres pour déterminer combien d’antisémites sont « old school » et combien sont islamistes dernier cri, on ferait mieux d’analyser en profondeur les dégâts subis par la démocratie américaine depuis l’attentat djihadiste du 11 septembre 2001. Et de reconnaître que les Etats-Unis, comme les pays de l’Europe, sont secoués par une onde de choc internationale qui menace l’existence des pays libres et démocratiques.

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