La chute de Benjamin Griveaux a fait connaître aux Français l’étrange visage de Piotr Pavlenski. D’abord qualifié d’artiste, puis de pseudo-artiste, il est désormais principalement désigné comme activiste. Ce flottement sémantique traduit une difficulté à comprendre le personnage. Si, au plan moral et politique, chacun peut se faire un avis, sa dimension artistique reste passablement hermétique.
Né en 1984, Piotr Pavlenski fait des études d’art à Saint-Pétersbourg, avant de se faire connaître par des actions publiques retentissantes conjuguant nudité, automutilation et incendies volontaires. Ainsi, en 2012, se coud-il les lèvres en protestation contre la condamnation d’un groupe punk, les Pussy Riots. En 2013, il se cloue nu par les testicules sur la place Rouge. En 2015, il met le feu au FSB (ex-KGB). Il est, en outre, accusé de diverses agressions sexuelles qu’il nie, attribuant ces accusations à une volonté du régime de lui nuire. En 2017, s’attendant à être lourdement condamné, il s’enfuit, d’ailleurs assez facilement. Il obtient l’asile politique en France et s’installe dans le 19e arrondissement de Paris où il occupe diverses maisons avec jardin, se présentant courtoisement à ses voisins en tant que « squatter ».
Pavlenski a une vision mystique de notre pays. Il ne digère pas que la France, « Alma mater de la Révolution », permette l’installation d’une banque (de France) place de la Bastille. Il y met le feu fin 2017 avec un certain sens de la mise en scène. Cela l’amène en prison. Peu après sa sortie, il participe au fameux réveillon du 31 décembre 2019 où il est soupçonné d’avoir blessé deux personnes à coups de couteau, dont une gravement – une exception dans ses méfaits à visée artistico-politique. Enfin, avec l’affaire Griveaux, il vole une vidéo intime pour concocter une séquence d’« art politique ».
Ce qu’ignore peut-être le commun des mortels, c’est que nombre de critiques d’art, universitaires et fonctionnaires de la culture considèrent Pavlenski comme un artiste important. Fin 2016, il est invité à l’École des beaux-arts de Paris à la suite de la publication de ses pensées par un éditeur parisien. Sa demande d’asile politique en 2017 est relayée par les milieux artistiques. En 2018, après l’incendie et l’incarcération de Pavlenski, une conférence est organisée à La Colonie barrée (Paris 10e) pour dénoncer ce pays où règne une « culture démagogique ennemie du risque et de l’audace ».
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Son principal soutien est Paul Ardenne, historien de l’art qui a beaucoup théorisé sur l’art d’intervention et l’art contextuel, qui ne cherchent pas à produire des œuvres au sens classique mais à mener des actions qui peuvent éventuellement nuire. Paul Ardenne a par exemple relayé l’installation d’Hervé Paraponaris intitulée Tout ce que je vous ai volé (voir Causeur no 74), à Marseille, qui rassemblait les fruits de larcins réels opérés par l’artiste. Paul Ardenne vante également une intervention « extrême » du groupe Fluxus : un artiste y joue pour de vrai à la roulette russe devant son public. Pour le critique d’art, les actions de Pavlenski s’inscrivent dans la « grande tradition des œuvres provocatrices » depuis l’actionnisme viennois.
Les risques d’une morale au-dessus de la morale
Toute « action » provoque le même cycle : elle paraît d’abord choquante, voire douloureuse, blessant le sens moral du public ordinaire. Le scandale enfle. Puis l’artiste ou ses truchements expliquent que ce n’était pas ce qu’on croyait, mais l’expression d’une prise de conscience. L’artiste se pose en autorité morale, voire en justicier.
Cette posture n’est ni nouvelle ni dénuée de risques. Dostoïevski décrit ce genre de personnages. Paul Ardenne rapproche d’ailleurs Pavlenski du prince Mychkine, qui joue dans L’Idiot un rôle de révélateur des imperfections du monde. Je pencherais plutôt pour le Raskolnikov de Crimes et Châtiments, nihiliste qui s’arroge des droits supérieurs à ceux du commun des mortels – jusqu’à ce que son acte le sape de l’intérieur.
Les personnages de ces romans n’agissent toutefois pas en tant qu’artistes. On est au xixe siècle. Il en va tout autrement, en 2011, dans la série britannique Black Mirror. Dès le premier épisode, intitulé « L’Hymne national », tout y est : les réseaux sociaux, les politiques et l’art contemporain. C’est l’histoire d’une princesse kidnappée dont le ravisseur exige que le Premier ministre ait une relation sexuelle avec une truie, en direct sur toutes les chaînes. On pense avoir affaire à un terroriste. L’opinion s’émeut, les réseaux sociaux s’enflamment. On refuse d’abord de céder au chantage, puis, au fil des péripéties, on se range à l’idée que le Premier ministre doit sauver la princesse. Il s’exécute. À la fin, l’émission s’achève, puis on découvre que la jeune femme a été libérée bien avant et qu’elle errait en ville sans trouver personne à qui s’adresser. Tout aurait pu être évité si le voyeurisme n’avait scotché le pays entier devant les écrans. On apprend aussi qu’il ne s’agit pas de terrorisme, mais d’un acte artistique visant à faire comprendre à la société son avilissement général. On saisit par la même occasion l’abjection d’une partie de l’art contemporain.
Les malentendus liés à la réattribution du nom d’art
Le référent désigné par le signifiant « art » a longtemps été clair et stable. De Giotto à Hopper, il y a des différences de manière et de sujet, mais il s’agit toujours de figuration et de représentation. Avec Pavlenski et beaucoup d’autres, le mot désigne des choses qui n’ont plus rien à voir avec ce sens ordinaire. Cela ne signifie pas que ces pratiques soient dénuées d’intérêt, mais qu’elles sont de nature extraordinairement différente de l’art stricto sensu ou, pour reprendre le terme de Nathalie Heinich, qu’elles relèvent de paradigmes distincts, voire incompatibles.
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En 1972, Vito Acconci, un des piliers de l’art-performance, se masturbe dans une galerie. Il entend paraît-il montrer que l’art, comme la masturbation, fait partie de la vie quotidienne. La critique salue un geste artistique très nouveau. Cependant, dans l’Antiquité grecque, des philosophes cyniques copulent ou se masturbent dans l’espace public avec des objectifs assez voisins. On y voit des exercices philosophiques. La seule nouveauté avec Acconci est que cela s’appelle « art ».
Après tout dira-t-on, qu’importe la taxinomie si la performance est efficace. Malheureusement, ces activités philosophico-politiques ont une présence et une dynamique fortes qui tendent à éclipser les artistes stricto sensu, lesquels, tels des oisillons, doivent partager leur nid avec des coucous. Ils sont serrés. Ils étouffent. Les institutions culturelles, comme les parents passereaux, préfèrent donner la becquée aux gros nouveaux. Tout se passe en fin de compte comme si le prestigieux terme « art » était réattribué.
Cette confusion sémantique rend presque incompréhensible le cas Pavlenski. Comme le remarque Yves Michaud, il est possible qu’il soit à la fois un artiste et un voyou.
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