L’image du corps recroquevillé d’Aldo Moro, ancien président du conseil et pilier de la Démocratie chrétienne italienne, dans le coffre d’une 4L Renault via Caetani, à Rome, le 9 mai 1978, fit le tour du monde. Elle marqua toute une génération. Comme un symbole de ces années de plomb italiennes, guerre civile de basse intensité qui déchira la péninsule transalpine au cours des années 70 et 80. Plus de 10 000 attentats y furent perpétrés en l’espace d’une vingtaine d’années, qui firent près de 400 victimes. Parmi elles, Mauro Brutto, journaliste au quotidien communiste milanais « L’Unita », mort six mois après Moro. Officiellement d’un accident de la circulation, dans le centre de Milan. Pino Adriano, écrivain, historien et réalisateur, n’a jamais cru à la thèse de l’homicide involontaire. Trente ans après la mort de Brutto, il a repris l’enquête. Et démontre que le reporter a bien été assassiné.
Par qui ? Une question qui vous fait pénétrer dans ce que Rosetta Loy[1. L’Italie entre chien et loup, un pays blessé à mort (1969-1994), Seuil.] , dans un récent livre, a baptisé « la cathédrale des mystères italiens », pour caractériser ces années de plomb, dont la plupart des épisodes les plus sanglants n’ont jamais été élucidés. La violence politique qui s’est déchaînée de l’autre côté des Alpes dans les années 1970, à un degré qui ne connaîtra aucun équivalent en Europe occidentale, débute avec l’attentat de la Piazza Fontana, le 12 décembre 1969, à Milan. On le surnomme en Italie « la Madre di tutti strage », « la mère de tous les massacres ». C’est l’instant zéro, le point de départ de la stratégie de la tension dont découleront les années de plomb. Si de 1969 à 1974, le terrorisme politique se pare de la couleur noire d’un néo-fascisme « sponsorisé » par les services secrets, l’extrême gauche devient, après 1975, dominante sur le front des actes subversifs.
Point culminant de cette guerre civile non orthodoxe : le rapt et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges au printemps 1978, traumatisme national qui soulève encore aujourd’hui bien des questions. Trois mois à peine après, le pape Jean-Paul Ier était retrouvé mort après 33 jours de pontificat. Un décès pour le moins suspect…
L’ombre de la mafia
Dans ce contexte – froides exécutions, bombes, enlèvements, disparitions – la mort de Brutto, reporter au quotidien communiste milanais « L’Unita », à la fin de l’année 1978, passerait presque inaperçue. Le dossier sera assez vite classé par la justice : un banal accident de la circulation relégable à la catégorie des fait divers. Circulez, il n’y a rien à voir… Jusqu’à ce que Pino Adriano ne s’empare à nouveau du dossier, trente ans après les faits. Pour lui aucun doute : Mauro Brutto a été assassiné. Selon Adriano, Brutto avait compris que la Mafia italienne jouait aussi sa partition dans la stratégie de la tension. Le reporter de l’Unita soupçonnait que derrière les revendications, les sigles de pseudo groupes gauchistes ou autonomes, se cachaient des hommes de main de « l’honorable société ». Que des liens s’étaient tissés entre crime organisé, Démocratie Chrétienne, terroristes, groupes subversifs, services de sécurité, loge maçonnique P2 et Etats. Cosa Nostra – jamais plus affaiblie que sous le régime fasciste – n’avait elle pas facilité trente ans plus tôt le débarquement américain en Sicile ?
Toutes ces entités ont semé derrière elle la mort et la désolation. Elles même étaient agitées par des personnages équivoques, sinon diaboliques : en premier lieu Giulio Andreotti, le « Divin » également surnommé « Belzébuth », dont on ne compte plus les passages à la présidence du conseil italien et les casseroles, Henry Kissinger, qui avait ouvertement menacé Moro en 1974 lors d’une rencontre à Washington, ou encore Licio Gelli, le grand maître de la loge Propaganda Due, dit « le Marionnettiste », qui orienta nombre d’enquêtes, notamment celle du terrible attentat de la gare de Bologne, sur des voies de garage.
Brutto avait vu juste : il ne fait plus aucun doute aujourd’hui que la Pieuvre a au minimum agi comme le bras armé de nombreuses officines. Ce qu’a confirmé le juge Ferdinando Imposimato qui, comme ses célèbres collègues Falcone ou Priore, enquêta sur bien des dossiers brûlants des années de plomb : « Les événements qui ont tourmenté la nation italienne dans les années 70, en amoindrissant l’Etat, ont contribué à l’expansion de Cosa Nostra. »
L’italie, un laboratoire
L’Italie, utilisée comme un laboratoire, généra-t-elle un « terrorisme artificiel » ? Tout porte à le penser. Quant au vocable « stratégie de la tension », mieux vaudrait l’utiliser au pluriel. Les divers acteurs du théâtre d’ombre transalpin – de son Etat « profond » aux services étrangers, en passant par la maçonnerie – nourrissaient des objectifs bien différents.
On a aussi beaucoup de mal à comprendre pourquoi l’expression « souveraineté limitée » a fini par être consacrée concernant la péninsule. De 1946 à 1993, la Démocratie Chrétienne y régna sans partage. Et la Botte était alors purement et simplement… à la botte des Etats-Unis, un pays réduit au statut de colonie, ou de filiale, pièce centrale du dispositif américain en Méditerranée, où le plus puissant Parti communiste d’Europe donnait des sueurs forcément froides aux guerriers du Pentagone et de la CIA.
Comment surnager, ou même simplement respirer et vivre au coeur de cet invraisemblable mic-mac politique et ce chaos ? Quelques-uns, qui commençaient à posséder une vue d’ensemble du « Grand Jeu » italien, ont très mal fini. Des journalistes, des magistrats, ont payé de leurs vies leurs recherches. Mauro de Mauro, qui avait sans doute approché de trop près la réalité de l’affaire Mattei : selon toute vraisemblance son corps a été dissous dans l’acide, du moins jamais retrouvé. L’étrange Mino Pecorelli, homme de la P2, intime de Gelli et d’Andreotti, qui avait distillé, via son « Osservatore Politico », quelques informations exclusives et explosives sur l’affaire Moro : assassiné par balles trois mois après Brutto. On pourrait aussi évoquer Walter Tobagi (du « Corriere della Serra »), qui perdit lui aussi la vie dans un attentat d’un groupe d’extrême gauche en 1980, ou Indro Montanelli (plume lui aussi du Corriere) « jambisé »[2. Le tir dans les jambes, une habitude des groupes armés gauchistes, notamment les Brigades Rouges, une forme d’avertissement…] par un commando des Brigades Rouges en 1977. Ou revenir sur le spectaculaire attentat qui coûta la vie au juge Falcone en 1992 ou l’assassinat du magistrat Alessandrini par des membres du groupe Prima Linea quelques semaines après la mort de Brutto…
Extrême droite et ultragauche dos à dos
Gauche, droite, ultra gauche ou néofascistes, peu importait l’étiquette d’authentiques hommes d’honneur qui, à l’image de Mauro Brutto, osaient mettre leur nez dans les très sombres affaires politico-financières transalpines. Dans le même temps, bien de braves et naïfs militants furent les dindons d’une sinistre farce. De telle sorte que l’on peut aujourd’hui renvoyer dos à dos certains groupuscules d’extrême gauche et d’extrême droite, qui furent à peu près autant manipulés les uns que les autres. « Ni avec l’Etat, ni avec les BR », braillait les candides au moment où l’otage Moro tentait de sauver sa peau dans sa « prison du peuple ». Ne comprenant pas que l’Etat et les BR, c’était kif-kif ou presque…
Certains bas du front, pourfendeurs de conspirationnistes stipendiés, feraient mieux de lâcher un peu leur clavier, et d’étudier sérieusement les années de plomb italiennes. Pino Adriano nous y invite d’une manière magistrale. Tout comme Alberto Garlini, auquel Causeur a ouvert ses colonnes, auteur du splendide Les Noirs et Rouges, immense roman qui déroule l’itinéraire tortueux d’un soldat politique de l’ultradroite.
Adriano et Garlini peuvent en tout cas reprendre à leur compte cette phrase fameuse de Pier Paolo Pasolini, autre probable victime des années de plomb : « Je suis quelqu’un qui met en relation les faits, même éloignés, qui rassemble les morceaux désorganisés et fragmentaires dans une politique cohérente et qui rétablit la logique, là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère. »
Perpétuer à coup de bombes une ligne atlantiste, quitte à en finir avec la démocratie, instaurer l’état d’urgence, filmer une exécution sommaire d’un otage comme le fit Giovanni Senzani, l’un des derniers chefs des Brigades Rouges : cela s’est déjà passé en Europe, et il y a à peine quarante ans…
Ainsi, les années de plomb italiennes peuvent nous permettre d’analyser ou interpréter la sinistre période que nous traversons actuellement. Et nous suggérer quelques pistes pour tenter d’empêcher une guerre civile qui couve en France…
Pino Adriano, Une mort de plomb. Qui a tué Mauro Brutto ? Librairie Vuibert, 2016, 286 pages.
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