À l’origine, il y avait Dieu. Le Pacha du paquebot Pilote. René Goscinny (1926-1977), le maître de la bande dessinée moderne, le créateur virtuose à qui l’on doit Astérix, Lucky Luke, Iznogoud ou encore le Petit Nicolas. A ses côtés, d’indisciplinés disciples, des chevelus, des anars, des jeunes loups à l’imaginaire halluciné qui vont faire exploser les cases. Après eux, la BD ne sera plus jamais un art inoffensif réservé aux innocentes têtes blondes. Cette nouvelle garde montante, crayons en bandoulière, terriblement douée n’a pas d’autres choix pour exister que de tuer symboliquement le « père ». La Statue du Commandeur doit tomber. Mai 1968 facilitera ce « crime » de papier.
Le journaliste Eric Aeschimann et le dessinateur Nicoby racontent la révolution au sein du magazine Pilote entre 1968 et 1972 d’après les témoignages de Gotlib, Fred, Druillet, Bretécher, Mandryka et Giraud. C’est passionnant, malin, nostalgique, triste et effervescent comme une tragédie antique. Ceux qui ne connaissent pas les protagonistes de cette affaire ou les arcanes de la BD découvriront avec avidité que le 9ème art est un univers impitoyable. Et comment de gentils hippies au style relâché peuvent devenir de féroces combattants. Pour les amateurs du genre, la réunion de l’été 1968 qui vit Goscinny convoqué devant une sorte de comité de salut public composé de dessinateurs énervés fait partie de la légende. Elle est l’élément fondateur qui donna naissance à une nouvelle forme d’expression graphique avec le lancement de L’Echo des Savanes ou Métal Hurlant. L’atmosphère enfiévrée des AG et le goût pour le lancer de pavés ont incité quelques-uns à prendre d’assaut le navire Pilote et saborder son commandant de bord. Cette manœuvre laissa des traces indélébiles car Goscinny fut le seul « patron » à se déplacer. Il dut subir des attaques injustes adressées principalement aux éditeurs. Il se trouva pris au piège. Lui, le scénariste de génie formé à l’école de Mad devenait le suppôt du Grand Capital.
Il faut avouer que sans sécurité sociale et sans retraite, les dessinateurs étaient des prolétaires corvéables à merci. Un épisode de la lutte des classes se rejouait au pays de Tintin et Spirou. Jean Giraud dit Moebius, présent à cette fameuse réunion, se souvenait de ce chahut : « On y était allés, on y allait à fond car Goscinny avait l’air tellement fort. Cette réunion concrétisait la pression de l’époque. D’une certaine façon, c’est lui qui a enregistré cette pression. Ce n’était pas méchant, on était brouillons et véhéments, dans un premier temps, j’ai cru qu’il avait digéré ».
La BD de grand-papa entrait dans l’âge adulte. Le travail d’Aeschimann et Nicoby revient sur cette folle période où une BD plus débridée, plus politisée et moins asexuée allait définitivement quitter le rayon jeunesse pour d’autres territoires de création. Tous ces fous furieux ont inventé un art nouveau qui irriguera dans les années 80, le cinéma, la publicité, la musique ou la télévision. Cette forme d’irrévérence semble quelque peu désuète à notre époque actuelle vu la manière dont toutes les dissidences sont assimilées par le système médiatique.
Près d’un demi-siècle après ce big-bang, il n’y a pas de rancœur, plutôt une immense admiration pour Goscinny. Chaque témoignage révèle le profond respect pour ce seigneur. Avec ses costumes trois pièces, sa Mercedes et sa discrétion de mise, ce Monsieur intimidait autant par son élégance que par son esprit visionnaire. Pour Claire Bretécher (Cellulite, Les Frustrés, Agrippine, etc…) : « son côté très réservé, bien élevé, courtois. Très charmant bien que sur la défensive… » avait beaucoup de classe et de charme. Pour ces révolutionnaires de pacotille qui voulaient « être calife à la place du calife », elle n’a qu’un mot : « c’étaient des connards !! ». « C’est Pilote qui m’a fabriqué et qui m’a ouvert les portes de la liberté. La créativité est restée. Après les étoiles ont voyagé » conclut Druillet (Lone Sloane, La Nuit, Salammbô, etc.). Aujourd’hui, les œuvres de tous ces énergumènes de la BD et celles de Goscinny cohabitent. Ce sont même des classiques !
La révolution Pilote 1968-1972 – Les années Goscinny, quand la bande-dessinée est devenue adulte ! – Ecrits et dessinés par Aeschimann et Nicoby – Dargaud.
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