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Pillages et violences urbaines en Argentine


Pillages et violences urbaines en Argentine

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Docteur en sociologie de l’EHESS, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Argentine, Edgardo Manero est chargé de recherche au CNRS

Début décembre, 19 des 23 provinces argentines ont été touchées par une vague de pillages déclenchée à Cordoba, deuxième ville du pays. Or, de telles irruptions de violence urbaine ont lieu à intervalles réguliers depuis vingt-cinq ans-1989, 2001, 2009, 2012. Peut-on parler d’une tradition argentine ?

Il ne faut pas mettre toutes ces manifestations dans le même sac. Les incidents des dernières semaines relèvent de campagnes organisées de saccage et de pillage, comme en 1989. À l’époque, ils avaient été fomentés dans un contexte d’hyperinflation par certains éléments péronistes, avec la participation d’anciens collaborateurs du régime militaire, afin de précipiter le départ du gouvernement Alfonsín[1. Le 10 décembre 1983 le gouvernement de Raùl Alfonsín, démocratiquement élu, s’installe au pouvoir mettant fin à sept ans de dictature militaire (1976-1983).]. En 2001, en revanche, il s’agissait d’émeutes de la faim, de manifestations spontanées et massives contre une crise de subsistance symbolisée par la célèbre photo d’un homme portant de la viande volée.[access capability= »lire_inedits »]

Les derniers pillages sont donc l’expression d’une défiance à l’égard du gouvernement plutôt que le signe d’un désespoir économique ?

Certes, l’inflation, la faiblesse de la croissance et l’insuffisance de la création d’emplois exacerbent les tensions, mais les événements de 2012 à Rosario et de décembre 2013 à Cordoba ne se réduisent pas à des « débordements sociaux ». Ces pillages s’inscrivent dans un contexte d’incapacité structurelle des États provinciaux à contrôler leurs polices. Celles-ci laissent se créer des « zones de non-droit » qui constituent ensuite un moyen de pression sur le pouvoir, central et provincial. À Cordoba, le gouverneur, farouche opposant de Cristina Kirchner, a commencé par demander l’aide des forces de sécurité nationale, demande que Buenos Aires affirme n’avoir jamais reçue. Face aux pillages, le gouverneur a finalement cédé à toutes les demandes des policiers : en conséquence, d’autres polices municipales ont adopté la même stratégie et les grèves suivies de pillages se sont multipliées dans le pays.

Qui sont les meneurs ?

La nouveauté, depuis 2009, c’est que des criminels liés au narcotrafic jouent un rôle décisif dans les pillages de Buenos Aires : jeunes qui assurent en moto, et parfois dans des voitures de luxe, le transport des pilleurs ou de leur butin, hooligans traditionnellement mêlés à des activités illicites. Du reste, ce ne sont pas des produits de première nécessité qui sont volés, mais des appareils électroniques ou des vêtements, susceptibles d’être revendus, ce qui indique que nous avons affaire à une criminalité organisée. Il faudrait aussi analyser le rôle des réseaux sociaux dans la mobilisation des pilleurs. Je le répète, ces pillages sont une arme pour la police et une partie de la classe politique. Et les enjeux liés au narcotrafic sont au cœur de cette machination.

Faut-il en conclure que l’Argentine a une police putschiste ?

Non, je dirais plutôt que, dans certaines provinces, notamment à Cordoba, l’épuration des forces de sécurité après la chute de la junte, en 1983, a été au mieux partielle. Ces forces de police sont devenues à mesure du temps presque autonomes, jouissant d’une marge de manœuvre importante vis-à-vis des administrations provinciales. Pour résumer, la police argentine entretient et encourage activement un certain niveau d’illégalité. Dans son rapport de force avec le pouvoir, c’est une façon de signaler que la lutte contre la corruption ne doit pas aller trop loin. La police lâche la bride de l’ordre public pour envoyer le message : « Nous ou le chaos ».

Comment réagit le gouvernement central ?

Il s’est essayé à de timides réformes pour mieux contrôler ces forces de sécurité. Il a également tenté de mener une reconquête politique contre les baronnies locales où se mêlent politiques, mafieux et policiers. Par ailleurs, à partir de 2003, les Kirchner – Nestor, et ensuite Cristina – ont mis en œuvre une politique sociale de transferts massifs dans l’éducation, la santé et le logement, principalement à destination des plus pauvres, victimes de l’exclusion sociale qui s’est aggravée à partir des années 1990, créant une population « excédentaire », « inutile » au regard du modèle économique actuel. Ces « superflus » participent aux saccages et aux pillages dans lesquels ils voient un mécanisme de compensation.

Cette politique a-t-elle amélioré la situation ?

L’argent injecté dans les bidonvilles a développé une forme d’assistanat dont vivent des travailleurs peu qualifiés, des pauvres sans espoir de trouver un emploi et des jeunes mélangeant activités légales et petite criminalité. Cet ensemble forme les « classes dangereuses », les populations des quartiers difficiles et des bidonvilles étant présumées coupables au nom d’une espèce de principe de précaution. Dans ce mélange déjà explosif, la drogue agit comme l’huile sur le feu. Bref, le kirchnerisme a beaucoup dépensé, mais a échoué à créer un modèle neuf : comme dans les décennies du néolibéralisme[2.  Sous la présidence de Carlos Menem (1989-1999), l’Argentine a mené une politique libérale fondée sur la privatisation (y compris de fonds de retraites), des coupes sévères dans les budgets sociaux et l’indexation de la monnaie nationale sur le dollar américain.], la société continue à inviter les jeunes pauvres à une fête de la consommation à laquelle ils n’ont pas les moyens de participer sans avoir recours à des activités illégales.

Quel rôle joue l’économie de la drogue dans ce système ?

Le rôle du pays dans l’industrie de la drogue a radicalement changé. Jusqu’à il y a vingt ans, ce rôle était triple : l’Argentine était un pays de transit entre les producteurs (notamment la Colombie) et les marchés (la France et l’Europe en général), une économie où l’on pouvait blanchir l’argent de cartels et, finalement, un pourvoyeur de produits pour la transformation de la matière brute en produit final. Mais depuis l’ouverture des frontières dans le cadre des accords de libre-échange du Mercosur et à la suite de la guerre contre la drogue en Colombie et au Mexique, l’Argentine est aussi devenue un marché.

Avec quelles conséquences ?

Des sommes plus importantes irriguent les différents rouages (réseaux mafieux, policiers, politiques, petits délinquants), ainsi que les consommateurs pauvres – souvent aussi acteurs en tant que dealers ou guetteurs – qui sont de plus en plus nombreux et de plus en plus « irrationnels » et violents. Une nouvelle criminalité qui échappe au mode de contrôle traditionnel est en train de monter, surtout chez les jeunes et les très jeunes. À l’égard de cette criminalité, et notamment des meurtres, l’opinion publique est indifférente aussi longtemps que les pauvres se tuent entre eux. En revanche, quand les classes moyennes sont touchées, le scandale arrive.

En somme, le Kirchnerisme, et l’Argentine avec lui, sont dans une impasse…

En tout cas, après dix ans de politique sociale généreuse, la situation ne s’est pas améliorée pour les quartiers pauvres. Après sa défaite lors des élections législatives partielles du 27 octobre, la Présidente, « réaliste » comme tout bon péroniste, a pris un virage qui, de l’extérieur, peut être qualifié de « droitier » : elle se rapproche de l’Église ainsi que des éléments péronistes de province et semble vouloir opter pour une politique plus conservatrice. Mais les pillages ont compliqué la donne en affaiblissant les gouvernements provinciaux où elle cherchait des nouveaux alliés. En attendant, la question de la puissance des forces de police et de leur autonomie dans le système politique argentin reste ouverte.[/access]

*Photo: PIKO GABRIEL/SIPA. 00442365_000002

 

Janvier 2014 #9

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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