Thomas Piketty ne s’en cache pas : il aspire à être le Marx de notre temps – d’où le titre de son dernier ouvrage, Le Capital au XXIe siècle. Mais à la différence de son modèle, Piketty réussit à passer pour un prophète de son vivant, comme en témoigne le succès de son livre, best-seller en France et aux États-Unis.
Reste à savoir si cette aura est méritée, donc à examiner sa thèse qui repose principalement sur deux idées. Primo, la part des revenus du capital (entendez essentiellement les profits) est appelée à croître inexorablement aux dépens des revenus du travail (soit, pour faire simple, les salaires). Deuxio, le rendement du capital est d’autant plus élevé que le capital initial est important ; c’est-à-dire, pour dire les choses vulgairement, que plus on est riche, plus on s’enrichit rapidement.
Dès lors, conclut Piketty, le capitalisme porte en lui une force de divergence qui fait que les grandes fortunes tendent inexorablement à s’auto-reproduire et les entrepreneurs à se transformer en rentiers ; à terme, prédit-il, et à moins que l’on agisse pour contrer cette tendance – par la fiscalité, évidemment –, nous vivrons dans une société dominée par une poignée d’immenses fortunes dynastiques tandis que la majorité ne possèdera, pour ainsi dire, rien.[access capability= »lire_inedits »]
Le deuxième postulat de Piketty, celui que je voudrais examiner précisément, est qu’il existe une relation positive entre la taille du capital initial et son taux de rendement – plus c’est gros, plus ça rapporte.
Pour étayer cette affirmation, l’auteur s’appuie sur le classement des milliardaires publié par le magazine Forbes depuis 1987[1. Voir Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil), p. 692 et suivantes.]. Voici ce qu’il y a déniché : en 1987, les 0,000005% les plus riches du monde (1 personne sur 20 millions, soit environ 143 personnes en 1987 et 234 en 2013), disposaient en moyenne d’un patrimoine évalué à 2,8 milliards de dollars actuels[2. J’utilise ici les chiffres de Piketty sans ses effets de manche qui consistent à prendre quelques libertés avec les arrondis et à comparer des dollars de 1987 à des dollars de 2013.] ; or, en 2013, la fortune moyenne de ce groupe était passée à 14 milliards. Ainsi, nous dit Piketty, en vingt-six ans, ces ultrariches se sont enrichis de 6,4% net d’inflation alors que le patrimoine moyen du commun des mortels ne progressait que de 2,1%. Pis encore, si on procède au même calcul pour le 0,000001% (1 personne sur 100 millions), leur capital a progressé de 6,8% ; soit 4,7% de plus que la moyenne.
Ite missa est. Même si Piketty admet volontiers que la taille de son échantillon est trop restreinte pour en tirer des conclusions définitives, nous sommes priés de déduire de ces chiffres que les ultrariches s’enrichissent structurellement plus vite que les autres. En extrapolant cette tendance, conjecture-t-il, les héritiers des 1 400 milliardaires actuels pourraient détenir jusqu’à 59,6% du patrimoine mondial en 2100.
Ne tergiversons pas plus longtemps : cette conclusion est un non sequitur (une impossibilité logique) absolu. Elle repose, au mieux, sur une erreur de raisonnement et, au pire, sur une fraude intellectuelle. Voici pourquoi.
Imaginez, par hypothèse, que les 143 personnes qui formaient le 0,000005% de 1987 aient, depuis, perdu l’intégralité de leur fortune et que le 0,000005% de 2013 soit entièrement composé d’entrepreneurs partis de rien ayant gagné chaque dollar dont ils disposent aujourd’hui. Est-ce incompatible avec les données que nous présente Piketty ? Absolument pas. Est-ce incompatible avec ses conclusions ? Radicalement : ça signifierait que nous vivons dans un monde où les héritages partent en fumée et où la fortune récompense le talent, le travail et la prise de risque.
Laissez-moi insister sur ce point : je n’ai aucun moyen d’affirmer que les x% les plus riches d’aujourd’hui sont tous des entrepreneurs ; pas plus que Piketty, sur la base de ses données, n’a le droit de conclure que ce sont des héritiers. Ce que j’affirme, en revanche, c’est qu’il est fallacieux de déduire de ces chiffres que les riches s’enrichissent structurellement plus vite que le commun des mortels. Cela peut être vrai si et seulement si les x% d’aujourd’hui sont – au moins en grande partie – les mêmes personnes que les x% de 1987 ou leurs héritiers.
En l’occurrence, les seules données dont nous disposons nous sont données par Forbes et concernent les 1 645 milliardaires identifiés en 2014 : d’après le magazine[3. Kerry Dolan et Luisa Kroll, <em>Inside The 2014 Forbes Billionaires List : Facts And Figures</em> (<em>Forbes</em>, 3 mars 2014).], deux tiers d’entre eux ont construit leur fortune de leurs propres mains, tandis que le profil de l’héritier qui continue à s’enrichir ne correspond qu’à un cinquième de l’échantillon[4. Sachant que, contrairement à ce que semble croire Piketty (p. 686), ces derniers ne sont pas nécessairement que de riches oisifs qui se contentent de faire appel aux services de gestionnaires de fortunes.]. Cerise sur le gâteau, toujours d’après Forbes, c’est une tendance lourde depuis que ce classement existe : il y a de plus en plus de self-made men et de moins en moins d’héritiers. De même, d’après les calculs du Crédit suisse[5. Credit Suisse Research Institute, Global Wealth Report 2013 (p. 28).], seuls 52 des 613 milliardaires identifiés en 2000-2001 l’étaient toujours dix ans plus tard.
Voilà le tour de passe-passe de Piketty. Ceux qui se sont déjà livrés à l’exercice qui consiste à étudier l’évolution d’une population (humaine ou autre) dans le temps le connaissent sous le nom de biais du survivant : en mesurant l’évolution du patrimoine des x% les plus riches chaque année, on élimine de facto ceux qui n’ont pas « survécu » dans l’échantillon – c’est-à-dire ceux qui se sont appauvris – et on en conclut, à tort, que les riches s’enrichissent toujours plus vite que les autres. Quant aux ultrariches d’aujourd’hui, il va de soi qu’ils se sont beaucoup enrichis ces dernières années sans quoi, justement, ils ne seraient pas ultrariches ; c’est même heureux, à vrai dire : si ce n’était pas le cas, cela signifierait que nous vivons vraiment dans un monde de fortunes dynastiques.
Bref, toutes les études, sauf celle de Piketty, montrent une mobilité importante et croissante de la richesse, et il est plus que vraisemblable que l’idée selon laquelle il existe une relation statistiquement significative entre le niveau initial et le taux de croissance du capital relève de l’auto-conviction. Très clairement, à long terme, le taux de croissance de votre patrimoine ne dépend pas du niveau de votre fortune actuelle mais de la structure de votre portefeuille : sur la période 1987-2013, le moindre portefeuille d’actions américaines raisonnablement diversifié rapportait environ 7,5% en moyenne (net d’inflation, mais avant impôts) et ce, que vous ayez disposé au départ de 10 dollars ou de 10 milliards.
Ah ! Bien sûr, investir ses économies en actions comporte quelques risques alors que ce bon vieux livret A nous offre le confort douillet des intérêts qui tombent avec la régularité d’un coucou suisse. J’en sais quelque chose, et ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire. Mais c’est la règle du jeu ; là où Piketty invente deux lois fondamentales du capitalisme (sic !), je vous en propose une seule : ce qui distingue fondamentalement le capitalisme de tous les autres modes d’organisation économique imaginés jusqu’ici, c’est que la prise de risque y est rémunérée. Faites-en ce que vous voulez.[/access]
*Photo: MAGALI DELPORTE/THE TIMES/SIPA.00683026_000009
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