Doré, mie, fa, sel, poivre, la, si, d’eau. Quand Pierre Gagnaire, le chef étoilé, et Chilly Gonzales, le musicien virtuose, s’installent à leurs pianos respectifs, cela donne Bande originale, un très bel ouvrage composé de 175 recettes et d’une heure de musique, orchestré à quatre mains, celles d’un grand chef avant-gardiste et d’un artiste génial et fou. C’est la bande originale d’un film culinaire où Pierrot commence à cuisiner à 11 heures du matin, au réveil de Gonzo et, jusqu’à l’aube, lui offre des petits plats gourmands en harmonie avec son excentricité musicale, ses besoins de concentration, ses voyages…
Les notes et les saveurs
L’idée naît d’une rencontre dans le restaurant étoilé de Gagnaire, Rue Balzac. Gonzales y dîne, et imagine une chaude mélodie épicée. Gagnaire l’entend, et quelques jours plus tard, rejoint le pianiste chez lui. Il s’attèle aux fourneaux, en jeans et veste blanche, dans la petite cuisine d’un duplex ouvrant sur un piano. Dans une ambiance joyeuse, Gagnaire hume, réfléchit, improvise et trouve ! Première dégustation : bouchées de lard de Colonnata au riz noir vénéré, coquilles Saint-Jacques crues mariant abricots secs et jambon de Saint-Yrieix. Le la est donné. Gonzales s’installe au piano, aussi agile que Gagnaire lorsqu’il cisèle des échalotes. Ce jour-là, en vrais artistes qu’ils sont, les deux amis s’accompagnent d’instinct. Gonzales a les notes, Gagnaire a les saveurs, et le tout va mijoter dans la marmite du souvenir.
Dix-huit mois s’écoulent. « J’ai fait 175 recettes et tu n’as composé que 13 morceaux ? » plaisante Pierre Gagnaire. « Compte plutôt en nombre de notes ! » rétorque Gonzales en rigolant. Ils se remémorent leurs soirées et l’idée du livre prend corps. Ces deux personnages charismatiques – Gonzales, une gueule d’enfer à la Nicolas Cage, et Pierre Gagnaire, physique romantique d’un D’Artagnan à la mèche grise rebelle –, y expriment leur symphonie de talents.
Jason Beck, alias Chilly Gonzales, gargantuesque artiste canadien, est issu d’une famille juive hongroise, il est auteur-compositeur-interprète et producteur, enchaîne les projets de Londres à Paris, de Berlin à New York. Tout comme Pierre Gagnaire, l’un des plus grands chefs français, « ligérien et globe-cooker », comme il aime se désigner, qui parcourt le monde pour diriger ses restaurants (Paris, Londres, Hong Kong, Dubaï, Las Vegas et Tokyo) mais aussi pour enrichir son art culinaire de saveurs venues d’ailleurs, en alchimiste remarquable et parfois moléculaire. Leur idée ? Retranscrire en saveurs la musique et en notes les délices culinaires.
Gonzales, à défaut d’être gaga comme une vulgaire Lady, est dada. Son univers excentrique et loufoque est fait d’humour, d’audace et de décalage. De son côté, Pierre Gagnaire est un grand fan de Cy Twombly et de Rothko, et amateur de music afro, de blues, de jazz.
Roman culinaire
Dès les premiers morceaux, c’est un enchaînement de notes douces, l’harmonie d’un thème qui résonne dans le restaurant de Pierre Gagnaire, le Gaya. Sonorité des épices, des casseroles sur le feu, des légumes qui mijotent. Cet univers fantaisiste à la Tim Burton, ce besoin de créer ces mondes parallèles, ces parenthèses savoureusement (en) chantées, est-ce pour échapper à une réalité écrasante ? On écoute, les papilles dilatées par les couleurs et les odeurs qui émanent de notre cuisine alors que l’on mijote, blanchit, cuit, tamise, poêle, rissole, fouette ou braise. Tout comme notre envie irrépressible de déguster les recettes de Pierre Gagnaire, sa fondue d’endives et poireaux truffée, son gigot d’agneau de lait aux rattes de l’île de Ré et pruneaux, ou le cocktail Téquila t’as vu, vu…
Une onde de choc provoquée par des sensations gustatives, un choc amoureux, la naissance d’un plaisir collectif, voilà ce que nous font partager ces deux artistes. Car Pierrot et Gonzo ont ce même amour du goût et du partage qu’ils transmettent à travers leur passion pour leur art respectif, dont ils maîtrisent toutes les techniques avec la précision d’une horloge suisse.
Quant aux remarquables photos de Jacques Gavard qui illustrent l’ouvrage, elles nous font pénétrer au cœur de l’appareil, de la pâte et des matières sans jamais en dévoiler les finitions, à la manière d’une peinture abstraite que l’on regarde, mais à charge pour nous de l’interpréter.
Contrairement à Valère, le fidèle serviteur d’Harpagon, Pierre Gagnaire vit pour déguster, pour savourer ces plaisirs simples de la bonne chère, qui n’ont rien à envier à ceux, illusoires et immoraux, d’un capitalisme qui achète le plaisir mais ne le déguste pas, l’avale en le broyant de ses mâchoires cupides et boulimiques de profits, pour finalement ne pas le digérer et le vomir en un jet d’acide sur les plus faibles.
Gonzales en a fait la parodie et en a éclaté les codes dans son précédent album Soft Power, avec le morceau Working Together qui dénonce ce système où tout est interchangeable, où un employé de banque n’est qu’un costume, une cravate et un badge (peut-être à son nom) alors que sa hiérarchie s’est débarrassée de son prédécesseur par un coup tordu. Le rythme est entraînant, on chante en chœur et à tue-tête Working together, ho ho ho !
Ce livre est un véritable roman culinaire. Gagnaire et Gonzales décrochent pour nous leurs lunes artistiques, nous rencontrent à la croisée des plaisirs, celui du palais et de l’ouïe. Une belle illustration de la phrase de l’écrivain et aventurier Blaise Cendrars : « Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie. »
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