Daoud Boughezala. Je t’ai découvert il y a quelques années avec Beyrouth-sur-Loire, dont l’action se déroule en banlieue. Toi qui vis au fin fond du Berry, comment connais-tu si bien les territoires perdus de la République ?
Pierric Guittaut. Je suis né et j’ai grandi à Melun, puis j’ai été « emploi jeune » dans les quartiers Nord de Bourges entre 1998 et 2003. J’y officiais à la fois comme journaliste de quartier pour la revue Vivre ici et en tant qu’animateur de suivi scolaire au sein de l’association culturelle maghrébine « El Qantara ». À la fin des années 1990, c’était la grande mode des voitures qui brûlaient. Même dans la banlieue de Bourges, le centre commercial y était passé. À l’époque de mon premier roman, je ne comprenais pas pourquoi si peu d’auteurs de polars en parlaient. J’ai alors appliqué un conseil de Stephen King : « Écrivez sur ce que vous connaissez. »
C’est l’embrasement des banlieues qui t’a donné envie d’écrire Beyrouth ?
Pendant les émeutes de novembre 2005, j’ai compris que cela dépassait la simple délinquance urbaine et qu’il y avait un problème de fond dans la société française, dont une fraction était entrée en sécession. Des bandes de villes différentes se reconnaissaient dans un mouvement national destructeur, où l’objectif était de tout cramer, y compris des structures à leur usage telles que des « points rencontre jeunesse » ou des médiathèques.
Une partie des jeunes de banlieue a dit : « On est des Français, mais pas des Français comme vous ! » On a vu écrit sur les murs : « Pas de mosquée dans le quartier, émeutes toute l’année ! » Évidemment, les médias ont expurgé tout ce qu’il y avait de communautaire, d’identitaire et de religieux dans ces soulèvements, pour en faire une sorte de révolte des damnés de la Terre. Ce n’était pourtant rien de moins qu’un phénomène de sécession identitaire et communautariste.[access capability= »lire_inedits »]
Quelles sont les racines de cette sécession ?
Le regroupement familial voulu dans les années 1970 a fait venir beaucoup de gens en oubliant de leur demander s’ils avaient envie de devenir français. Du coup, dans nos banlieues vivent aujourd’hui tout un tas d’individus qui ne se sentent pas français, ne se reconnaissent pas dans la France, et n’ont pas envie de devenir français. Un modèle est toujours critiquable, mais le nôtre s’appuie sur l’assimilation totale. Adolescent, j’avais parmi mes amis un fils de divorcés athées, un fils de musulman, un fils de juif, mais on ne le savait même pas ! La politique et le religieux sont revenus en force avec la mondialisation pour diviser les gens, greffant un communautarisme à l’anglo-saxonne sur le pays.
La banlieue dans laquelle tu as grandi était-elle si différente ?
J’ai vécu la fin de la banlieue populaire. Dans les barres HLM, il y avait déjà des populations immigrées, mais subsistaient beaucoup de classes moyennes. Ce n’était pas seulement des gens qui bénéficiaient de l’aide sociale et des chômeurs dans des zones de non-droit. Nos parents travaillaient et nous vivions dans des logements pas trop chers, qui étaient en bon état. Les cages d’escaliers n’étaient pas complètement défigurées. J’allais à l’école à pied, on ne connaissait pas l’insécurité.
Le titre Beyrouth-sur-Loire se réfère à la guerre civile libanaise. Penses-tu que le même sort nous attend ?
Avant d’écrire Beyrouth, j’ai effectué un séjour de plusieurs semaines au Liban. Je m’intéressais alors à la guerre civile et notamment aux événements qui ont provoqué son déclenchement. Je trouve que la France d’aujourd’hui ressemble au Liban de 1973. On vit la même crise généralisée, avec un an de grève générale à l’époque au Liban ; des grèves à répétition et une agitation sociale qu’on a connues ici avant l’Euro. La gauche et le parti communiste libanais s’étaient alliés avec les partis palestiniens ; l’islamo-gauchisme n’est donc pas une invention française. Les Français voient bien qu’il n’y a pas d’avenir et que notre pays est en train de s’écrouler. Plus rien ne marche, le gouvernement se révèle totalement incapable de gérer le pays, les partis politiques et la dette explosent… L’alternative, c’est la grève généralisée ou l’affrontement.
Pour une guerre civile, il faut être au moins deux. Jusqu’ici, le terrorisme islamiste s’apparente à du tir aux pigeons : le fameux contre-terrorisme identitaire s’avère aussi fantasmatique que le dahu !
Ce n’est qu’une question de temps. À un moment donné, des gens qui auront vu des proches se faire massacrer finiront par mal réagir. On n’est pas à l’abri d’un mitraillage à la sortie d’une mosquée. C’est d’ailleurs la grande terreur du gouvernement, qui craint moins d’autres attentats islamistes qu’un réveil des Français faisant dégénérer la situation. Il suffit d’une étincelle : la guerre civile libanaise est partie de tirs contre une église maronite que le chef des Phalanges Pierre Gemayel inaugurait le matin du 13 avril 1975. Dans l’après-midi, les phalangistes mitraillaient un bus de Palestiniens …
Quelle Cassandre tu fais ! Vu la radioactivité des banlieues, tu aurais pu creuser ce filon. Pourquoi es-tu passé aux « polars ruraux », avec La Fille de la pluie et D’ombres et de flammes ?
C’est la suite logique de mon parcours personnel. Après avoir vécu dans l’agglomération de Bourges jusqu’en 2012, je me suis installé avec ma femme et mes enfants dans un petit village solognot au milieu de la forêt. On voulait acheter une maison avec du terrain, rejoindre une amicale de chasseurs le week-end, faire notre bois pour l’hiver, connaître nos voisins et organiser des soirées entre amis. Bref, changer de style de vie. Mon ami romancier Thierry Marignac m’a encouragé : « Tu as un sujet en or, tu es à la campagne et tu es chasseur, parles-en ! » J’ai alors écrit La Fille de la pluie en quelques mois.
La Fille de la pluie nous immergeait déjà dans le monde de la chasse. On se demande si le mode de vie traditionnel que tu décris perdure vraiment…
J’écris sur des mondes qui meurent. Beyrouth-sur-Loire, c’était la fin de la banlieue en tant que cadre où l’on peut vivre et élever ses enfants. D’ombres et de flammes est la chronique d’un monde rural envahi par les camions de la mondialisation. Même dans les petits villages, les gens ne se parlent plus beaucoup, parce qu’ils sont sur leurs tablettes et leurs PC. Il y a eu une grosse perte de tous les savoirs. Les almanachs agricoles du début du xxe siècle témoignent que les paysans savaient quand il fallait faire le semis de telle ou telle plante, comment on distillait de l’alcool, et connaissaient toutes les espèces d’arbres et d’animaux. Aujourd’hui, il n’en reste plus grand-chose parce que même les agriculteurs sont devenus des fonctionnaires de Bruxelles.
Malgré tout, trouves-tu le mode de vie rural auquel tu aspirais ?
Bien sûr. Si le rythme pastoral réglé par les saisons et les grandes fêtes liées aux moissons n’existe plus, il reste une vraie vie de village. Ici, il y a un comité des fêtes, une amicale des chasseurs très active qui organise des tournois de pétanque, des lotos, un grand méchoui au mois de juin. Le 14 juillet, tout le monde participe à un repas républicain. Une quarantaine de personnes installent des tables, apportent leurs victuailles, la municipalité pose le barbecue. Tout cela n’a plus cours en ville.
Au-delà de ces rituels, l’aspect ésotérique de tes romans ruraux demeure prégnant. Le major de gendarmerie Remangeon, héros de D’Ombres et de flammes est fils de rebouteux. La campagne reste-t-elle le terreau de ces superstitions populaires ?
Les Berrichons vont encore chez les rebouteux comme ils consultent un médecin. Cette pratique s’est banalisée au point que des services médicaux nous recommandent parfois d’aller voir quelqu’un pour « barrer » une maladie. Ma fille s’est ainsi fait barrer un zona. Les rebouteux viennent souvent de familles d’agriculteurs qui n’ont pas coupé le lien avec la terre et la nature.
… ni avec leurs ancêtres, puisque Remangeon acquiert les pouvoirs magiques de son père après avoir dormi sur sa tombe.
La magie rurale fonctionne par transmission orale. Et la filiation joue beaucoup : les recettes et autres formules incantatoires se transmettent de père en fils ou de mère en fille, voire entre sœurs. On a le présupposé que cette pratique nécessite un don à la base. Il faut avoir le « fluide », le « sang fort ». On n’est pas dans le gourou New Age où il me suffirait d’aller faire un stage dans un ashram pour ouvrir mon cabinet demain !
Le major Remangeon retrouve la terre où il a perdu sa femme et ses parents. Plusieurs coïncidences troublantes jalonnent son retour. Ce halo de mystère, est-ce la valeur ajoutée du polar rural ?
Quand j’ai écrit D’ombres et de flammes, je voulais composer un récit romantique au sens premier du terme, avec la vieille forêt et des éléments magiques. J’ai essayé de donner une ambiance wagnérienne au roman, au contraire de la mode du « nature writing » autour des grands espaces qu’affectionnent les cercles littéraires. La forêt a beau être immense, elle forme un monde très cloisonné parce qu’on n’y voit jamais à plus de 20 mètres.
Ce n’est pas non plus la nature à l’état sauvage, ça passe par une certaine domestication…
À moins d’aller au plus profond de l’Australie, la nature sauvage n’existe plus. En Europe, il est impossible de mourir de faim ou de soif car on finit toujours par rencontrer quelqu’un ou tomber sur une route. L’homme est présent partout et la forêt a été autant arraisonnée par la technique et l’industrialisation que la ville. Cela rend caducs les fantasmes sur le « recours aux forêts » à la Jünger.
Malgré tout, la forêt conserve symboliquement un fort aspect irrationnel. C’est le berceau des Européens qui recouvrait une grande partie du continent à une certaine époque. Tout le travail des moines médiévaux a été de la raser en même temps qu’ils évangélisaient les masses. Pour le clergé, les hérétiques, les sorcières, les meneurs de loups, les proscrits et tout le côté maléfique du monde se réfugiaient en forêt. Beaucoup l’ignorent, mais la France possède aujourd’hui plus de forêts qu’au XVIIIe siècle.
Dans ces forêts, tu participes comme tes personnages à des chasses communales aux rituels codifiés. Pourquoi est-ce si important de tuer sa cible du premier coup ?
La chasse est un milieu très viril, avec une forte concurrence et une forme de surenchère machiste. Les armes à feu sont chargées de symbolisme phallique. Tuer un animal du premier coup, c’est montrer aux autres chasseurs qu’on est un bon tireur tout en évitant de faire souffrir la bête. Sur un million et demi de chasseurs, il existe des « viandards » qui prennent peut-être plaisir à faire mal aux animaux. Mais, en plus d’avoir un sommeil difficile à force de remords, si on tire comme un saligaud dans le cuissot d’un chevreuil, il n’en restera pas grand-chose au niveau gustatif.
Au cours d’une partie de chasse, Remangeon donne un brin de chêne à mâcher au cerf qu’il vient d’abattre. Que signifie ce geste ?
La « dernière bouchée » reste une pratique incontournable pour le chasseur qui se veut éthique. C’est un hommage rendu à l’animal qu’il a tué. Le gibier ayant donné sa vie, on casse une petite branche qu’on lui met dans la gueule. Sa dernière bouchée est un peu la dernière cigarette du condamné… Autre rituel, je touche systématiquement une bête que je tue. Si c’est un animal soumis au plan de chasse, on doit lui mettre un bracelet avant de le déplacer, parce que le nombre est réglementé. Deux ou trois chasseurs y vont, le regardent et se plongent dans une forme de recueillement sans que personne ne se parle.
Pour terminer sur une note réjouissante, ton parcours à la « Série noire » montre-t-il que l’ascenseur éditorial n’est pas tout à fait bloqué ?
La « Série Noire » m’a en effet publié alors que je venais de nulle part. Aujourd’hui, les éditeurs recherchent des auteurs qui ont une vraie expérience de la société. Si quelqu’un écrit un polar bien ficelé et intéressant, il aura une chance d’être lu, qu’il soit prolo ou cadre sup ![/access]
D’Ombres et de flammes, Pierric Guittaut, Gallimard Série noire, 2016.
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