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Carte d’identités

Comment interpréter la nouvelle carte électorale de la France ?


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Pierre Vermeren © Hannah Assouline

Face à des zones urbaines hors-sol de plus en plus rouges et de rares bastions bourgeois où l’on vote encore comme il y a vingt ans, le RN est désormais ancré dans 93 % des communes françaises. L’auteur de L’Impasse de la métropolisation analyse notre nouvelle géographie électorale.


La séquence électorale unique vécue par la France entre le 9 juin et le 7 juillet 2024 offre un visage politique inédit de la France. Le vote final du 7 juillet n’a pas eu lieu à l’heure où sont écrites ces lignes. Mais les scrutins des 7 et 30 juin constituent un tournant qui mérite analyse. Celui du 30 juin a vu se déplacer 7,5 millions d’électeurs de plus que le précédent (soit 32,9 millions d’électeurs, deux inscrits sur trois), mais les rapports des forces en présence et la nouvelle géographie électorale ont été dégagés dès les européennes du 9 juin.

France bleu horizon à 93%

Ce jour-là, pour la première fois de son histoire contemporaine, plus de neuf communes sur dix ont placé en tête un même parti, le Rassemblement national (93 % des communes contre 71 % en 2019, et 32 613 communes sur 35 015). La question n’est plus de savoir où se situent les « blancs » ou les « bleus » sur la carte de France, ni même de scruter une France « rouge » ou « rose », mais d’observer la quasi-homogénéité du vote nationaliste vainqueur, surtout si l’on y agrège le vote pour Reconquête ! et quelques autres petites formations souverainistes, soit 40 % des suffrages exprimés.

Cette carte de la France bleu horizon – qui évoque la Chambre de 1919 dans un contexte non moins exceptionnel –, départements et régions d’outre-mer (DROM) compris, a été publiée par la presse au lendemain du scrutin. Elle diffère de celles qui l’ont précédée, car même si des migrations électorales étaient observées depuis les années soixante – comme le passage de la Bretagne à gauche –, il existait depuis le xixe siècle (1919 mis à part) une part irréductible de la France de gauche : le grand Sud-Ouest radical-socialiste, le Limousin et le Poitou socialistes, plus anciennement le Midi rouge, le Nord-Pas-de-Calais ou le centre de la France (Nièvre, Allier, Cher), et la banlieue rouge de Paris. Sauf cette dernière, cette géographie est aujourd’hui masquée. Comment interpréter la nouvelle carte électorale de la France ?

Plusieurs choix sont possibles. Le premier consiste à partir du seuil atteint par le Rassemblement national (RN) au niveau départemental, plus précis que le régional. Le RN y dépasse les 50 % dans un seul département métropolitain, l’Aisne, et dans celui de Mayotte. Il passe la barre des 40 % dans 19 autres départements de métropole. À un niveau moindre, la liste Bardella est en tête dans six DROM sur 11, dont le plus peuplé, La Réunion (35 %). Les Français de l’étranger en revanche, placent en tête le centre macronien, mais seuls 17 % des inscrits ont voté (258 000).

Une seconde option consiste à projeter sur une carte le vote national par commune selon le parti arrivé en tête. Une troisième est de faire de même, mais par niveau d’intensité du premier parti par commune (plus de 50 %, plus de 35 %…). Cette dernière carte fait ressortir les zones d’ancrage record du RN : à plus de 50 % se dégagent le nord et l’est du Bassin parisien, de larges foyers en Haute-Normandie, en Franche-Comté, en Bourgogne et jusqu’à l’Indre, toutes zones ayant plus que d’autres subi la désindustrialisation. L’Indre est le seul département métropolitain – comme Mayotte – dont toutes les communes ont placé le RN en tête. S’ajoutent à cela, au sud, le Var intérieur, le Gard oriental, le Languedoc littoral et le Nord-Gironde. Au seuil inférieur de 35 %, encore rarement atteint aux européennes de 2019, seuls le nord et l’est du Bassin parisien, enveloppant l’Île-de-France, étaient concernés.

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En 2024, la moitié des communes françaises dépasse ces 35 %, soit presque tout le Bassin parisien désormais, jusqu’aux frontières du nord et de l’est, seulement atténué sur ses marges occidentales de Normandie. Deux cent trente-cinq ans après 1789, la grande région qui a porté la Révolution française est acquise de manière très nette au RN, hormis le cœur de l’Île-de-France, et une poignée de grandes villes : Rouen, Caen, Lille et Melun. À cela s’ajoutent le centre de la France, les vallées de la Saône et du Rhône (Lyon excepté), tout le Midi méditerranéen et la Corse, mais aussi la vallée de la Garonne, la Gironde, la Charente-Maritime, le sud de la Vendée et la Bretagne intérieure.

Quels sont dès lors, métropoles mises à part, les points faibles de l’ancrage du parti nationaliste ? En premier lieu, l’Île-de-France, qui rassemble un tiers de l’immigration nationale, ce qui n’est par définition pas favorable au parti nationaliste. En second lieu, de grandes régions qui furent successivement catholiques ou protestantes et socialistes : la Bretagne littorale et l’Ille-et-Vilaine ; l’ouest des Pays de la Loire et de la Normandie, soit le plus grand bloc catholique historique sous la République ; la Gascogne (sud de la Garonne, Gers), le Pays basque (historiquement catholique) et les Pyrénées (Béarn ou Ariège), vieilles régions radicales-socialistes ; la plus grande partie du Massif central, surtout le sud (Lot, Aveyron), les pays protestants des Cévennes et du Vivarais (Ardèche orientale), mais aussi, rive gauche du Rhône, la Drôme et le Sud-Isère ; enfin, les deux Savoie, vieille terre catholique. Le reste n’est constitué que d’îlots dans le Jura, en Bourgogne ou en Alsace intérieure.

Constatons la diversité régionale et la dispersion des 7 % de communes qui n’ont pas placé le Rassemblement national en tête. Elles sont rares dans le Bassin parisien, à l’est, au nord et au centre de la France. Il faut se munir d’une loupe d’entomologiste pour les observer : ces points et foyers sont isolés. En effet, les grandes agglomérations, qui sont leur fief, concentrent leur population sur de petits territoires : les 11 grandes métropoles françaises rassemblent 28-29 % de la population nationale sur quelques pour cent du territoire. À quels critères répondent ces 7 % de communes hors norme ?

Elles se concentrent plutôt dans le sud et l’ouest du pays. La vieille France rurale et maritime à l’ouest de la ligne Rouen/Marseille – devenue attractive lors de ces quarante dernières années. La ligne de partage de l’Hexagone est certes à actualiser à l’ouest d’une ligne Caen/Grenoble, Midi méditerranéen excepté. À cela s’ajoutent les métropoles, sauf Marseille et Nice.

Les 2 400 communes qui échappent à la primauté du RN se partagent selon leurs affiliations : les Républicains arrivent en tête au Pays basque intérieur et dans l’ensemble Cantal/Nord-Aveyron/Haute-Loire, derniers fiefs de la droite ; les écologistes dans la Drôme ; les macronistes en Mayenne, dans l’Ouest parisien et dans le golfe du Morbihan, autant de petites régions denses à électorat catholique fidèle ; les listes LFI gagnent essentiellement en Seine-Saint-Denis, dans le Val-de-Marne, et dans l’agglomération lilloise. Enfin, les communes plus nombreuses sont gagnées par les listes Union de la gauche de R. Glucksmann : elles se situent surtout dans le Sud, de l’Isère à Bordeaux (Isère, Drôme, Lozère, Lot, Pyrénées) ; en second lieu dans les grandes villes à l’ouest d’une ligne Poitiers/Caen : Nantes et le bassin rennais, outre de microrégions bretonnes en Finistère ; enfin à Paris, où Glucksmann arrive largement en tête (22,86 %), surtout à l’ouest. Paris centre et est sont disputés à LFI.

Métropoles hors-sol

De ce fait, les métropoles françaises sont hors-sol, à mille lieues par leur vote et par leur sociologie électorale du reste du territoire. Exception faite de Nice et Marseille, les autres relèguent le RN, et placent en tête les listes d’Union de la gauche (R. Glucksmann), Ensemble (V. Hayer) et LFI (M. Aubry) : Paris et Île-de-France, Bordeaux, Toulouse et Montpellier, Nantes et Rennes, Lyon et Grenoble, Lille et Strasbourg. Ajoutons-y des villes secondaires qui placent en tête la gauche et le parti macronien : Caen, Poitiers, Angers, Brest, Niort (la ville des mutuelles), Besançon, Nancy, Amiens et Rouen. Ces îlots urbains concentrent la majorité des classes aisées, les 20 % de « cadres » de la population française. Ils habitent pour un tiers en Île-de-France, pour un autre dans les dix autres métropoles, et le tiers restant dans les villes secondaires, les préfectures ou les sous-préfectures. Les familles de cadres peinent parfois à inverser le vote dominant, ainsi que nous l’avons vu à Marseille et Nice, deux métropoles qui se caractérisent par la présence des classes populaires en leur sein. Ajoutons que ces grandes agglomérations rassemblent aussi les trois quarts de l’immigration française, pour partie regroupée dans des quartiers dits populaires, constitués en viviers au sein desquels LFI a établi ses bases les plus solides (nord et est parisien ou nord-ouest de Marseille).

Le scrutin du 30 juin, contrairement aux vœux du président de la République, qui a dissous l’Assemblée nationale pour retrouver une majorité à sa main, n’a pas atteint son objectif : il n’a fait que confirmer le vote du 9. Nous disposons d’une carte de France des partis arrivés en tête par circonscription (près de 90 000 inscrits en moyenne). Cette carte des 539 circonscriptions de métropole (sur 577) n’est pas aussi monocolore que la précédente. Le RN et ses alliés sont en tête dans 297 d’entre elles (dont deux outre-mer), mais les trois autres forces politiques dominantes – le Front populaire, l’alliance présidentielle et la droite subsistante – sont cette fois bien visibles.

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La droite est en tête dans 29 circonscriptions en métropole (sur 34 au total), ses anciens bastions : sept dans le Grand Ouest, sept dans le Massif central, deux en Savoie, sept dans le Grand Est, quatre en Île-de-France hors Paris et une en Corse. Chassée de Paris, des métropoles, du Grand Sud, d’Alsace et de Lorraine, elle est résiduelle. La majorité présidentielle s’est substituée à elle dans plusieurs anciennes places fortes, avec 57 circonscriptions de l’Hexagone (sur 62). Présente dans quatre métropoles, elle tient sa principale place forte en Île-de-France, de l’Ouest parisien aux Yvelines, avec 21 circonscriptions contiguës. Enfin, outre la Savoie et de rares circonscriptions dispersées, elle se maintient dans le Grand Ouest, en Bretagne littorale et sur les marges armoricaines, de la Vendée littorale au sud de la Manche, son fief étant le Maine-et-Loire.

Quant au Nouveau Front populaire (NFP), il est la principale force en métropole après le RN (148 circonscriptions sur 155) et marche sur trois pieds : les vieux fiefs de la gauche, le centre des métropoles et les anciennes banlieues rouges, ses « quartiers populaires ». Les fiefs de gauche sont le sud de l’Aquitaine, les Pyrénées centrales, le Limousin, le Puy-de-Dôme ou la Bretagne (Finistère et Loire-Atlantique, et non plus les Côtes-d’Armor). Les métropoles sont presque totalement passées à gauche comme déjà vu, y compris les deux tiers de Paris, Bordeaux, Strasbourg et Lyon. Mais le principal fief est l’ancienne banlieue rouge, la petite couronne de Paris, puisque même les Hauts-de-Seine sont grignotés ; et le NFP est au contact du RN en Seine-et-Marne, dans l’Essonne et le Val-d’Oise.

Il existe en définitive une étonnante homogénéité du vote entre les métropoles, l’ensemble Paris et petite couronne, les grandes villes de l’Ouest, de Caen à Toulouse, en passant par Rennes, Nantes et Bordeaux, mais aussi Lyon, Grenoble, Lille et Strasbourg. Les villes et départements les plus riches de France (au regard de l’IR et l’ISF), Paris, les Hauts-de-Seine, Bordeaux, le nord-ouest de l’agglomération lyonnaise, l’est des Yvelines… se partagent entre le macronisme et désormais les gauches, tandis que les secteurs « populaires » de ces agglomérations sont aux mains des gauches (de Lille aux quartiers nord de Marseille). Seules quelques communes ou circonscriptions proches de Strasbourg, Lille ou Bordeaux échappent au RN, tandis qu’à Rennes, Toulouse et Nantes, comme en Île-de-France, des régions urbaines plus vastes échappent au RN.

Ainsi, aux lignes de partage traditionnelles, forgées depuis des siècles par le rapport des populations à la Révolution, au christianisme et à l’État, se sont surimposés des clivages économiques et migratoires nouveaux issus de la métropolisation récente de l’espace français. Sous le voile bleu du Rassemblement national, qui masque en surface l’ensemble de ces clivages culturels et politico-économiques sous-jacents, la France reste en mode mineur le conservatoire de son opposition historique entre le rouge et le noir, et en mode majeur le champ de bataille entre les relégués de la mondialisation (la France périphérique) et les groupes mondialisés (bourgeois et immigrés) qui ferraillent au sein des métropoles.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Pierre Vermeren est historien et professeur des universités ; il est l’auteur de La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire (« Texto », Tallandier, 2020) et L’Impasse de la métropolisation (« Le Débat », Gallimard, 2021).

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