Hier invité de France culture, le sociologue Pierre Rosanvallon ET chantre de la gauche universitaire refuse tout dialogue avec son adversaire idéologique Alain Finkielkraut. À moins que ce dernier n’abjure ses convictions…
Le lundi 10 septembre, à la matinale de France Culture, Guillaume Erner reçoit Pierre Rosanvallon à l’occasion de la sortie de son livre Notre histoire intellectuelle et politique, ouvrage à la fois savant – son auteur est professeur au Collège de France – et militant : présenté par l’animateur comme un « intellectuel de gauche », il explique au cours de l’entretien qu’il lui a paru nécessaire de ne pas se cantonner au « travail académique » ni à la « fuite dans l’érudition » et de descendre de sa chaire pour « rendre accessible au public, au grand public » les recherches en sciences sociales qui alimentent les débats contemporains. La référence au pamphlet de Daniel Lindenberg commandité par Rosanvallon au début des années 2000 ne laisse aucun doute sur les dangers contre lesquels il importe de prévenir ce grand public : la droitisation de la société, les pompes et les œuvres maléfiques des nouveaux réacs.
Guillaume Erner rappelle qu’Alain Finkielkraut, mis en cause par Rosanvallon dans son livre, l’avait invité à venir en discuter avec lui à son émission Répliques et que ce dernier avait refusé. Il demande à son invité si ce refus n’est pas « le signe d’un temps où les gens ne veulent pas se parler ». Celui-ci va alors donner successivement trois explications à son refus du dialogue. La troisième sera la bonne.
On ne débat qu’entre soi
La première est la suivante. Il ne lui paraissait pas « sain d’être dans un dialogue où l’animateur était juge et partie ». À vrai dire, on voit mal en quoi Alain Finkielkraut, sous prétexte qu’il était le producteur de l’émission, aurait été « juge ». Le seul juge aurait été le public : c’est lui et lui seul qui aurait apprécié la qualité des arguments échangés, celle de l’écoute mutuelle et le respect de la parole de l’autre. Le producteur de l’émission ne prononce aucun verdict et Alain Finkielkraut a coutume de laisser le dernier mot à ses invités.
Rosanvallon ayant affirmé qu’il était prêt à débattre avec Marcel Gauchet ou Pierre Manent, Guillaume Erner revient à la charge : et avec Alain Finkielkraut ?, sous-entendant, probablement, dans un autre cadre que Répliques. La réponse de Rosanvallon est alors en substance : oui, mais non. Il faudrait « qu’il sorte de sa posture ». Erner lui ayant demandé ce qu’il entendait par là, il répond : « Il s’est forgé une ligne de combat sur les questions de l’identité etc. dont il ne change pas et lui, pour le coup, ce sont toujours les mêmes faits, les mêmes arguments qui reviennent. » Mais a-t-on jamais reproché à Rosanvallon de ne pas démordre de sa conception de l’égalité ? Ou à Bourdieu d’être obnubilé par la question de la domination et d’y revenir de façon obsessionnelle en ressassant toujours les mêmes faits et les mêmes arguments ? Toujours est-il que Rosanvallon accepterait de dialoguer avec Finkielkraut si celui-ci renonçait à ses convictions et à ses arguments – ce qui, certes, le dispenserait de les réfuter. Mais espère-t-il cela de Marcel Gauchet ou de Pierre Manent ?
Morgue universitaire
La bonne explication n’est donc pas là. Rosanvallon accepte de discuter avec Gauchet et Manent, mais pas avec Finkielkraut. Pourquoi ? « C’est un essayiste, mais pas vraiment un intellectuel. » Quoi donc alors ? Un manuel ? Souhaitons à Finkielkraut d’être bricoleur, sans quoi il n’est plus rien du tout… Les auditeurs à l’ouïe fine auront néanmoins compris : il ne suffit pas d’être normalien et agrégé, ni même producteur à France Culture et professeur à l’École Polytechnique pour mériter le beau nom d’intellectuel. Il faut avoir fait une thèse et occuper une chaire universitaire, sinon au Collège de France, du moins à l’EHESS. Rien de bien nouveau sous le soleil. En 1991 Bourdieu s’en prenait déjà à Alain Finkielkraut en qualifiant les essayistes de « sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures, de vagues textes, des gens comme Alain Finkielkraut. J’appelle ça les pauvres Blancs de la culture »[tooltips content= » »Les intellectuels ont mal à l’Europe », entretien avec Michel Audémat, L’Hebdo, 14 Novembre 1991, repris dans Interventions politiques 1961-2001, Agone, 2002. »]1[/tooltips]Et il justifiait son refus de discuter avec lui et ses semblables en disant : « Toute leur vie ils diraient : voilà, j’ai parlé avec Bourdieu »[tooltips content= »Enfin pris, un film de Pierre Carles »]1[/tooltips]tout en précisant qu’en revanche il accepterait volontiers de dialoguer avec Chomsky. Plus récemment, c’était le 18 septembre 2016 au Palais Garnier, l’historien Patrick Boucheron, confronté à Alain Finkielkraut, lui lançait : « Je suis professeur au Collège de France, je suis médiéviste, ma voix sur un sujet d’histoire médiévale (…) vaut un peu plus que la vôtre. »
L’égalité pour les autres
Cette morgue aristocratique et ce mépris de caste s’inscrivent donc dans une tradition qui a ses lettres de noblesse, en particulier au Collège de France. D’aucuns s’étonneront de les trouver chez l’auteur de La société des égaux, un intellectuel qui prétendait dépasser les théories de la justice centrées sur l’égalité des chances au profit d’une philosophie de l’égalité comme relation sociale. Remercions Pierre Rosanvallon d’avoir montré si clairement comment un intellectuel de gauche envisage des relations sociales égalitaires. Et pour l’honneur des intellectuels de gauche, rappelons que Paul Ricœur, dont la réflexion sur la justice et l’égalité était, elle, profonde, avait volontiers accepté de venir dialoguer à Répliques avec Alain Finkielkraut. Il est vrai que Ricœur n’était pas professeur au Collège de France.
Notre histoire intellectuelle et politique: 1968-2018
Price: 22,45 €
70 used & new available from 2,50 €
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !