Accueil Culture Pierre Reverdy, «le poète exemplaire» (Aragon)

Pierre Reverdy, «le poète exemplaire» (Aragon)


Pierre Reverdy, «le poète exemplaire» (Aragon)
Pierre Reverdy peint par Amedeo Modigliani (1915) DR.

Pierre Reverdy est un géant – un des secrets les mieux gardés de la poésie du XXème siècle. Éventons ce secret : « Le grand poète est celui dont l’œuvre témoigne que toute son aspiration fut de s’identifier à la grandeur ».


« Aussi bien en art qu’en amour, il y a un âge où l’on ne peut pas se permettre de rater. »

« Le mystère de l’aventure c’est toujours dans la vie des autres que nous le cherchons et le trouvons – quand nous sommes capables de l’y mettre. »

Précaution d’usage : ce que l’on pourra dire de cette édition des Œuvres complètes de Pierre Reverdy (1889-1960) ne concerne que le Tome II, puisque l’on n’a pas (encore) eu accès au Tome I. Mais l’édition du Tome II (1628 pages quand même), notes et notices établies par Etienne-Alain Hubert, est tellement irréprochable que l’on se demande bien en « vertu » de quoi le Tome I ne serait pas digne d’éloges similaires.

« Ce qui importe ce n’est pas ce que je suis, mais ce que je crois que je suis. »

Et d’abord, premier mérite : rendre justice (peu à peu le temps fait son œuvre) à Reverdy, un des poètes les plus puissants, vertigineux, exigeants dans sa quête périlleuse de l’émotion. Un de ceux dont l’importance séminale et l’influence diffuse dans la poésie du XXème est des plus évidentes – voir, pour les plus « récents » : Guillevic, Char, Ponge, Cadou, Dupin ou du Bouchet.

« Pour un poète il est moins dangereux de trop boire que de trop écrire. »

Aragon, Breton, Max Jacob et quelques autres surent tout de suite et dirent leur dette et leur reconnaissance : « Il était, quand nous avions vingt ans, Soupault, Breton, Éluard et moi, toute la pureté pour nous du monde. Notre immédiat aîné, le poète exemplaire » (Aragon). Puis l’éloignement de Reverdy, sa retraite près de l’abbaye de Solesmes dès 1926, contribuèrent sans doute à en faire ce contemporain capital… de l’ombre.

« On ne part pas du beau et on ne part pas non plus pour atteindre le beau – le beau est une conséquence. Le départ c’est le besoin de se réaliser par des moyens esthétiques que l’on connaît plus ou moins et que l’on a la sensation de ne jamais posséder assez. »

Ce Tome II qu’inaugure Main d’œuvre (poèmes 1913-1949) dit assez la difficulté d’éditer Reverdy en respectant l’ordre chronologique – tant chronologie de l’écriture et chronologie de la publication furent chez lui souvent dissociées.

« La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère – j’en ai fait du rêve. »

Suivent les recueils : La Balle au bond (1928), Source du vent (1929), Pierres blanches (1930), Ferraille (1937), Plein Verre (mai 1940), Le Chant des morts (1944-1948), Cale sèche (1913-1915), Bois Vert (1946-1949), Flaque de verre (non daté), dont le statut hybride, entre poèmes en prose et proses poétiques, assure la transition vers les ensembles de « notes » qui, lus les uns à la suite des autres, disent assez la fécondité (comparable seulement à Valéry), mais aussi le tragique de la réflexion de Reverdy – sur la poésie, son esthétique, et aussi, surtout, sur l’homme Reverdy.

« La puissance d’expression est une preuve de puissance intérieure dont la réalité ne peut s’affirmer que dans l’acte. Dès que le mouvement de création cesse intervient la sensation de néant, d’impuissance et de mort. Dès qu’un peintre lâche ses pinceaux, l’écrivain sa plume, ils se sentent vains et vaincus, c’est comme s’ils déposaient les armes. »

A lire aussi, du même auteur: Barbey d’Aurevilly l’irrédentiste

S’offrent ensuite Le Gant de crin (1927), Le Livre de mon bord (Notes 1930-1936, mais publié après-guerre), Fragments retrouvés, En Vrac (Notes), Un morceau de pain noir (Notes de 1942-1943), Bloc-Notes et Agenda (1939-1946). Puis les fameux Essais sur l’Art et sur la Poésie (1930-1957), où l’on retrouve aussi bien la Note éternelle sur le présent que Mépris de la postérité, Cette émotion appelée poésie ou d’autres textes sur Cadou, Picasso, Fernand Léger, Henri Laurens, Rimbaud (fondateur pour Reverdy, au même titre que Lautréamont), etc.

Exil (c’est-à-dire sentiment d’un monde où le poète n’a pas sa place), solitude, privation, mutisme, mal-être mais aussi hauteur, distance, communion, révélation, désenchantement, « nudité tragique » (Louis Parrot) donnent leur tonalité à l’ensemble de ces notes et blocs-notes où Reverdy, tour à tour poéticien et moraliste, exalte une manière de « royauté de l’homme, locataire des ruines ».

« De l’indifférence en matière de relations – vulgarité du cœur, ou extrême degré de solitude. »

Le malaise de Reverdy naît d’une dissociation que seul le contact avec la nature pallie : « Le réel est en dehors de moi », « Pour nous être intégré, le réel a besoin d’être humanisé, c’est-à-dire dénaturé. »

La difficulté d’être est poétisée : « On fait semblant de s’adapter, comme ce beau poisson rouge, dans son bocal, qui a l’air si heureux de savoir nager. »

Et le poète, le théoricien de l’image en poésie ? « Le poète ne sent pas la nature – ce serait trop peu – il la sur-sent. C’est pourquoi l’émotion du poète est toujours un malaise. Même au contact des choses les plus agréables, le poète est en état de malaise parce qu’il les sent toujours à un tel point qu’il sait que ce qu’il éprouve et qui le transforme, qui le transfigure intérieurement, est inexprimable. » Antoine Emaz, autre poète contemporain (1955-2019) qui a dit sa dette à Reverdy, résume très bien la position de Reverdy poète : « entre une réalité qu’il ne peut saisir et une sensibilité qu’il ne peut exprimer ».

Le poète est de « ceux qui pensent juste assez pour sentir davantage, et c’est pour ces derniers que la vie est toujours tragique » : « Il faut se garder de l’expression directe d’une émotion, d’un sentiment vécus. Il faut tout encaisser, tout recevoir bien et mal, bon et mauvais – mettre à la fonte toute cette ferraille et, le jour où le besoin d’exprimer le fond est venu, ressortir un métal tout neuf, méconnaissable. » (En vrac)

Aux antipodes donc de l’écriture automatique, le poète est conscient de ses pouvoirs et de ses moyens, « très loin d’une dictée de l’inconscient, d’une esthétique de la surprise et de la recherche du ‘’stupéfiant’’ » : travail de la sensibilité puis contrôle de l’esprit. L’un ne va pas sans l’autre. « La sensibilité est inapte à saisir la réalité ; mais l’intelligence seule devient trop abstraite et perd contact avec cette réalité » (Emaz).

Dans En Vrac, Reverdy précise : « On croit que le plus grand artiste est celui qui sent, qui perçoit, qui observe le plus vivement, le plus profondément, le plus nettement. Non, le plus grand artiste est celui qui exprime le plus fortement, le plus justement, ce que parfois il ne perçoit que le plus confusément. Le rôle propre de l’artiste n’est pas la sensation, c’est l’expression ; au détriment parfois de tout le reste. L’artiste est une machine à exprimer ».

« Le talent exprime les choses, le génie s’exprime au moyen des choses. L’un est la littérature dans tous les arts, l’autre en est la poésie. »

A partir de Ferraillel’homme Reverdy est de plus en plus présent. La question dès lors (dont témoignent ces centaines de pages de notes) n’est plus tant d’ « atteindre une réalité poétique » que d’ « exprimer le ‘‘drame’’ de la réalité vécue ». ‘‘Drame’’ déjà esquissé dans En vrac : « Le rare grand poète est celui à qui ses moyens d’expression permettent de porter au plan universel son drame personnel. (…) Ce drame, cette tragédie, c’est toujours en fin d’analyse le manque d’adaptation des facultés exceptionnelles, sensibles et intellectuelles, au réel », le grand poète – Reverdy est obsédé par la grandeur – est d’abord « celui qui sent hors de lui, au-delà de sa portée, ce qu’il a la passion d’exprimer. » On conseille l’escalade : « Vaut le détour ».

« C’est dans la monotonie des habitudes et même l’ennui que l’on trouve le plus de contact avec la réalité. »

« Tout ce qu’on aime fait souffrir. » 

« L’Histoire est faite de choses à retenir, la vie de choses à oublier. »

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Né à Paris en mai 1968. A collaboré ou collabore à La NRF, Esprit, Commentaire, La Quinzaine littéraire, Le Figaro littéraire, Service littéraire, etc.. A publié récemment "Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés" (Editions de Paris, 2018) et "Bien sûr que si !" (Editions de Paris, 2020)"

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