Pierre Péan est mort jeudi à l’âge de 81 ans. Encore un esprit libre qui s’en va.
On ne le voyait jamais sans son blouson de cuir. Il descendait de sa moto, libérait sa tignasse et vous gratifiait de son bon sourire qui illuminait son visage bourru d’une expression presque enfantine. C’est que Pierre Péan avait beau être un journaliste emblématique, il n’a jamais été vraiment parisien. Originaire de la Sarthe, il résidait le plus souvent à Bouffémont, dans le Val d’Oise, ne demeurant dans son pied-à-terre de la capitale que pour les nécessités de ses enquêtes et de la promotion de ses ouvrages.
Quand le journalisme était un contre-pouvoir, pas le premier pouvoir
Avec Péan, c’est encore un peu du monde d’avant qui disparaît : un monde où le journalisme était un contre-pouvoir et pas le premier pouvoir, un monde où l’enquête ne s’appelait pas investigation. À la différence du médiapartiste qui publie avec des airs triomphants le fruit du travail de ses sources policières ou judiciaires, Péan remontait patiemment les fils de son sujet, multipliant les angles et les interlocuteurs, butant, reprenant, ne lâchant jamais, se trompant parfois. Il lui arrivait aussi d’enquêter dans le passé, comme dans son troublant Main basse sur Alger qui relate l’histoire d’un mystérieux trésor, équivalent à 4 milliards d’euros, qui serait à l’origine de la conquête d’Alger – donc de la décolonisation, un des épisodes les plus chargés de conséquences de l’histoire de France.
Bien sûr, Libé a pris les pincettes d’usage pour saluer sa mémoire, remarquant d’emblée qu’il « n’était pas de gauche » (ce qui est aussi bizarre pour un journaliste que pour un intellectuel) et estimant, entre moultes fleurs, qu’il avait incarné « la subjectivité, voire les impasses du journalisme engagé ». Oui, Péan était engagé, comme le sont en réalité tous les spectateurs. Sauf que certains ne le savent pas. À Libé, on croit encore faire preuve d’objectivité quand on déroule le chapelet des opinions communes. Comme n’importe quel journaliste de Libé, Pierre Péan avait des opinions. Il ne les prenait pas pour des vérités.
La passion de l’enquête
Péan n’a pas toujours été ce franc-tireur tendance « national-républicaine » – terme forgé pour dénoncer par Edwy Plenel et repris avec panache par Régis Debray –, en somme ce suspect de dérive droitière pour la presse de gauche qu’il est devenu aux abords de la soixantaine. Lors de mes débuts de journaliste, dans les années 1990, Péan était une star pour les aspirants au métier nourris de clichés watergatistes, le modèle secret auquel on espérait ressembler un jour. Bien sûr, il y avait eu les diamants de Bokassa, qui ont probablement coûté sa réélection à Giscard. Une prise propre à impressionner une bleue. Vingt-cinq ans plus tard, Péan lui-même admettait, peut-être non sans remords, que cela avait été beaucoup de bruit pour rien. De même, ses travaux sur la Françafrique furent applaudis de toutes parts, puisqu’il s’agissait des turpitudes de puissants – de droite.
Aux yeux des arbitres des élégances morales, les choses se sont gâtées avec Une jeunesse française et la francisque de Mitterrand. Une partie de la gauche, il est vrai, a accepté, sinon d’abattre la statue, du moins de l’observer telle qu’elle était avec ses contradictions et ses zones d’ombre. Les gardiens du temple n’ont pas pardonné à Péan.
Péan contre ce que sont devenus les médias
Pourtant, c’est en s’attaquant au cœur du pouvoir médiatique que Péan a définitivement conquis sa mauvaise réputation – montrant l’indépendance véritable qui lui vaut aujourd’hui des hommages controuvés. Il commença par TF1, chaîne à laquelle il consacra en 1997 une enquête avec Christopher Nick, car ce bougon généreux aimait embarquer des coéquipiers moins connus et moins titrés que lui dans ces enquêtes. Puis ce fut, en 2002, La Face cachée du Monde, pour lequel il s’associa à Philippe Cohen et qui fit l’effet d’un électro-choc dans le Landerneau, la panique attisant la violence des réactions. Comment ces trublions osaient-ils s’attaquer au « quotidien de référence », incarnation autoproclamée de la vertu journalistique ? Le quatuor de choc que ces deux-là formaient avec Claude Durand, le PDG de Fayard et Sandrine Palussière, alors directrice des Mille et Une nuits (collection où fut publié le livre), a donné de sacrés cauchemars au trio dirigeant le quotidien, dont personne, jusque-là, n’avait pu ébranler le magistère empoisonné. Ce fut une belle bataille, et j’entends encore leurs rires de gamins, si heureux d’avoir semé la panique au quartier général. « Le Monde fait peur », se félicitaient Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel. Procès, insultes, menaces, ils ne reculèrent devant rien pour décrédibiliser leurs contradicteurs. Sans grand succès : après la parution de la Face cachée, on s’est rendu compte que les rois du Monde étaient nus. Et ils n’ont jamais reconquis leur puissance.
Ensuite, on s’est croisés aux enterrements : celui de Philippe Cohen en 2013, celui de Claude Durand en 2015. Péan donnait l’impression d’être un peu plus bourru, un peu plus solitaire, comme s’il se sentait de plus en plus étranger au monde qui l’entourait. Nous avons perdu des amis. Et comme le chantait Brassens, « cent ans après, coquin de sort, ils manqueront encore ». Il nous reste le souvenir de leur courage et de leur liberté. À nous d’essayer de nous en montrer dignes. Salut Pierre. Bonjour aux copains.
La rédaction de Causeur adresse des pensées affectueuses à son épouse Odile, à ses enfants, à sa famille, à ses amis.
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