Notre chroniqueur vieillirait-il? Le voici apparemment obsédé par le sentiment de sa finitude, et si, comme il le dit, une oraison funèbre est en même temps celle de celui qui la prononce, son étude de la superbe évocation, par Pierre Mari, de l’ami disparu auquel il n’a pas sauvé la vie est quelque part l’amorce du discours que nous prononcerons un de ces jours à ses obsèques.
Au fur et à mesure que l’on vieillit, les amis qui vous jouent le vilain tour de disparaître avant vous vous chargent, explicitement ou non, de dire quelques mots sur leur cercueil. De ces mots qui en théorie permettent de visser définitivement le couvercle.
Exercice bien difficile que de dire, sous le coup de l’émotion, tout le bien (ou le mal) que l’on pense du cher disparu. Quand de surcroît il s’agit d’un ami de trente ou quarante ans, avec lequel vous avez vécu le meilleur (la jeunesse) et une partie du pire (la lente glissade vers la chute), l’opération est bien délicate.
Pierre Mari, qui a parfois travaillé pour Causeur et que je connais depuis quarante ans, a donc perdu son plus proche copain — et j’emploie intentionnellement ce mot au sens que lui donnait Jules Romains dans son roman éponyme, ces « copains » de fin d’adolescence, rencontrés juste après le Bac sur les bancs de la fac ou l’enfer (supposé) d’une classe prépa.
Bref contournement autobiographique. C’est une expérience que j’ai vécu au début des années 1990, quand un condisciple que je traînais depuis l’hypokhâgne a cru bon de céder aux instances d’un virus à la mode. Nous avions tout partagé en binôme, la même thurne à l’ENS et les créatures qui y passaient. Nous avions passé la même agrégation, conçu ensemble des livres qui firent date, nous nous étions fait, au-dessus d’innombrables bouteilles de crus estimables, ces confidences dérisoires qui cimentent une vraie amitié. Comment résumer en dix minutes trente ans d’orgies et de franches lippées, comme dit La Fontaine ?
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On comprend bien que le grand genre de l’oraison funèbre classique, celle que Bossuet par exemple concocta pour le Prince de Condé, ne peut servir d’inspiration. Nous sommes ici dans l’intime, l’impalpable — l’indicible qu’il faut bien formuler. Il en est de l’amitié comme de l’amour : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », dit très bien Montaigne de sa relation avec Etienne de la Boétie, parti lui aussi bien trop tôt.
Pierre Mari adopte donc le ton de la lettre intimiste, adressée à un « tu » rattrapé par un crabe qui courait plus vite que lui, bien qu’il marchât de travers. Vieillir, ce n’est pas seulement décatir, radoter et perdre de l’acuité visuelle, c’est aussi être convoqué, de plus en plus souvent, au dernier terminus des copains — auxquels on en veut un peu confusément, et qui se seraient sans doute dispensés de nous imposer une balade au crématoire du cimetière Saint-Pierre ou au funérarium du Père Lachaise.
Et d’évoquer, par exemple, les rituels de bizutage de l’hypokhâgne : « La tradition voulait qu’avant le rituel collectif, qui aurait lieu le lendemain matin, les nouveaux internes reçoivent l’un après l’autre la visite des anciens. En quelques phrases condescendantes, l’évidence du néant où ils pataugeaient leur était assénée : néant où ils resteraient jusqu’à la cérémonie du baptême — néant où ils redeviendraient s’il leur prenait l’envie, à l’issue de l’hypokhâgne, d’abandonner les lettres pour le droit ou tout autre filière d’infamie ». Une jolie tradition interdite par Ségolène Royal, et c’est bien dommage.
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Classes d’aspirants à l’ENS, majoritairement féminines, où Pierre Mari, qui pense mal (voir son évocation de Pierre-Guillaume de Roux, éditeur corsaire qui venait de sortir En pays défait juste avant de mourir) croit se souvenir que « la ligne de partage entre insolence et conformisme recoupait celle des sexes ». Ciel ! Supposer — ce que nous savons tous — que les filles sont plus scolaires que les garçons ! Lançons vite un signalement #MeToo !
Le titre de ce court texte, Guerroyant, est en soi un programme. Comme l’a très bien vu Samuel Piquet dans Marianne, le participe présent fait l’économie du passé — étant entendu que le passé, c’est justement ce qui ne passe pas, et qui reste en travers de la gorge. L’ami disparu continue, d’outre-tombe, à distribuer les gnons et les coups de pied au cul — à Mari lui-même, à qui il arrive, comme à tous les vrais écrivains, de douter et de récuser les mots qui se refusent à lui.
Second contournement autobiographique. Avec le même copain trop tôt disparu, nous collectionnâmes les jolies hypokhâgneuses, nous envoyant en cours le lendemain des petits mots où étaient relatés le comment et dans quelles positions, avec notation des diverses acrobaties ou maîtrise du réflexe buccal, au grand dam des intéressées. L’une de ces missives, interceptée par le prof de Lettres, le fit rougir jusqu’aux oreilles. Ce n’était pas très élégant, mais bon, j’avais 16 ans, et la performance stylistique (comment dire élégamment de telles incongruités) l’emportait sur toute autre considération.
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Évidemment, le panégyrique de l’ami est une façon de « le garder encore un peu ». Tant qu’on en parle, il n’est pas tout à fait mort. Une façon aussi de se colleter à ce scandale : « Je l’ai tellement cru indestructible… » C’est enfin une façon de se préparer à son propre néant. « Je hume ici ma future fumée », dit très bien le poète.
Troisième contournement : pour ne pas mettre les amis (s’il m’en reste) dans le souci de trouver les phrases adéquates, j’ai récemment écrit l’intégralité de mon adieu à ce monde et aux gens qui seront là — peut-être. À charge à eux de trouver un diseur qui ne soit pas tributaire de ses émotions. Un acteur professionnel m’ira très bien : moins on est impliqué, et mieux on le dit.
Pierre Mari, Guerroyant, les éditions Sans Escale, avril 2024, 111 p.
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