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Pierre Legendre, les piliers de l’Occident

L'historien et psychanalyste français est décédé le 2 mars 2023


Pierre Legendre, les piliers de l’Occident
Pierre Legendre en 2007. © Hannah Assouline

L’anthropologue et historien du droit Pierre Legendre nous a quittés le 2 mars. Il laisse autant de pistes de réflexions que d’arguments à opposer à notre civilisation à la dérive. Son œuvre imposante, à rebours de la doxa, nous met en garde contre la reféodalisation du monde.


« Il faut du théâtre, des rites, des cérémonies d’écriture pour faire exister un État, lui donner forme, en faire une fiction animée […]. On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre et se gouverner sans scénario fondateur, sans narrations totémiques, sans musiques, sans chorégraphies… sans préceptes et sans interdits[1]. » Pierre Legendre a vu le jour en 1930, en Normandie, et s’est éteint le 2 mars dernier. Il nous lègue un trésor intellectuel insigne, inexploré, irrecevable pour les héritiers de la bourdieuserie et autres Trissotin wokistes bas de plafond.

Un penseur majeur à l’écart des chapelles et de la doxa

Côté jardin (secret), fils d’imprimeur, curieux de tous les savoirs du monde, agrégé, grand couturier du droit, il avait le Moyen Âge et les manuscrits dans la peau. Il voyait Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident[2] : la sagesse d’Hampâté Bâ, l’exégèse rabbinique, la ritualité japonaise. L’œuvre savante convie Rimbaud, Borges, Ovide, Origène, ceux qui sentent le soufre. Son style baroque fait de condensations et d’ellipses joue de répétitions, digressions, creuse un sillon, envoûte comme du Péguy. La syntaxe est libre, poétique, furieuse parfois, comme du Saint-Simon.

Côté cour, Pierre Legendre méprisait honneurs, rebelles d’État, vengeurs de race, transfuges sans classe assoiffés de reconnaissance. Il n’a jamais frayé avec les sociologues fonctionnalistes, les philodoxes naïfs (qui appréhendent le pouvoir comme une malédiction ou comme une gouvernance), les Jivaros réduisant le juridique à une fonction de pilotage technique, doublée aujourd’hui de la broderie ad infinitum d’une tapisserie de droits putatifs au bonheur, à l’enfant aux yeux bleus, à la paresse…

Son œuvre est colossale, capitale. Des centaines d’articles, quarante ouvrages de forte densité aux titres surprenants : Jouir du pouvoir[3]; Le Désir politique de Dieu[4] ; Les Hauteurs de l’Éden[5]L’un de ses derniers opus, L’Avant dernier des jours : fragments de quasi mémoires[6], éclaire magistralement, par un clair-obscur mélancolique digne d’un Caravage ou d’un La Tour, la pensée d’une vie.

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Lacanien, Pierre Legendre a mis sur la table des vérités qui dérangent : le sujet possédé par l’institution, L’Amour du censeur[7], De la société comme texte[8]. « Pour être deux, il faut être trois[9] ». La réforme grégorienne (xie siècle) constitue pour Legendre un moment fondateur, un pilier porteur de l’Occident. L’héritage du droit romain, capté par la papauté, a fonctionné comme mythe rationnel, l’Empire de la vérité[10]. Le Corpus juris civilis de Justinien a statut de totem. Sur le mode de l’emblème, c’est un principe de signification. La fonction heuristique du texte fondateur est de produire la raison.

Legendre laboure son champ épistémologique, l’anthropologie dogmatique, et scrute un amer incontournable, la question du Tiers. Pas de société, d’« enfantement du sujet humain » sans relation ternaire, grand Tiers inaugural, légalité rapportable à un texte idéal « qui nous parle » et « institue la vie » (vitam instituere). La trame sociale est écrite dogmatiquement comme procédure de collage, manigance d’écritures et de paroles. Nous devons aussi à Pierre Legendre trois films documentaires réalisés avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Bardet. Trois comme la Trinité ou un triptyque : La Fabrique de l’homme occidental (1996) et Dominium Mundi : l’empire du management (2007) se referment sur Miroir d’une nation : l’École nationale d’administration (1999) et les fantômes de l’État français. L’ENA est morte, vive l’Institut national du service public!

Actualité de Pierre Legendre

Les médias convulsionnaires de la bien-pensance multiplient les crises de nerfs, se gargarisent de mots-valises, slogans creux, sucrés et collants comme le papier tue-mouche (du coche) : pluriel, citoyen, diversité, lien social… Il ne faut pas désespérer Télérama. Billancourt a compris l’imposture depuis longtemps.

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La mise en réseau planétaire des individus, l’Homo festivus ont pulvérisé la galaxie Gutenberg et l’alètheia[11]. Le techno-management et l’idéal libéral-libertaire-victimaire triomphent. L’homme occidental, moderne Phaéthon, incapable de maîtriser la course de son quadrige, meurt foudroyé après avoir tout embras(s)é. Ses sœurs, les Héliades, pleurent des larmes d’ambre. Paysage avec la chute d’Icare, le chef-d’œuvre énigmatique de Bruegel, figure notre monde en perdition. Le soleil décline à l’horizon, les jambes d’Icare s’agitent désespérément dans l’écume et les plumes. On distingue dans le coin inférieur du tableau, son petit plouf. Le laboureur, un pêcheur, une perdrix, les marins sur le naos sont imperturbables… Combien de temps ?

Pierre Legendre nous met en garde contre la reféodalisation du monde, les refoulements meurtriers, les guerres des Textes, le « self-service normatif », les transgressions généalogiques, « conceptions bouchères de la filiation »« Il n’est au pouvoir d’aucune société de congédier le “pourquoi ?” d’abolir cette marque de l’humain[12]. »

Les éditions Ars Dogmatica préparent une réédition du Trésor historique de l’État en France : inventorier la cargaison du navire, un traité d’histoire du droit bienvenu en ces temps de sauve-qui-peut. Dans l’attente de cette publication, le site Ars Dogmatica (arsdogmatica.com) présente magistralement l’œuvre chorale et stimulante.

Janus associé aux portes, Hermès gardien des routes, speculator maximus, Pierre Legendre « redonne forme au monde entier » (reformatio totius orbis, formule pontificale). Et son œuvre nous aide à « cheminer dans les forêts obscures, au milieu du chemin de nos vies », comme disait Dante.


[1]. Le Visage de la main, Les Belles Lettres, 2019.

[2]. Mille et une nuits, 2004.

[3]. Minuit, 1976.

[4]. Fayard, 1988.

[5]. Ars Dogmatica Éditions, 2022.

[6]. Ars Dogmatica Éditions, 2021.

[7]. Le Seuil, 1974.

[8]. Fayard, 2001.

[9]. L’Inestimable objet de la transmission : étude sur le principe généalogique en Occident, Fayard, 1985.

[10]. Fayard, 1983.

[11]. Vérité supérieure.

[12]. La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuit, 1996.

Mai 2023 – Causeur #112

Article extrait du Magazine Causeur




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