Il était l’anthropologue trismégiste du pouvoir et de l’Occident
Né à Villedieu-les-Poêles dans la Manche il y a 92 ans, Pierre Legendre vient de s’éteindre à Paris, le 2 mars. Agrégé de droit public, psychanalyste, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Professeur à l’université Paris Panthéon-Sorbonne, grand couturier du droit, il a glosé vingt siècles d’Histoire institutionnelle occidentale. Selon la formule consacrée, à l’image du pontife romain, il avait tous les droits dans l’archive de sa poitrine. « Omnia juria habet in scrinio pectoris sui ».
Malicieux, curieux et respectueux de la sagesse d’Amadou Hampâté Bâ, de la ritualité japonaise, de l’herméneutique rabbinique, il voyait Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident. A l’ombre des quarante piliers de Sainte-Sophie, il méditait sur l’héritage orthodoxe, le Corpus Juris Civilis de l’empereur Justinien, La Flagellation du Christ de Piero della Francesca, citait Ovide, Rimbaud, admirait Kantorowicz, Borges, Magritte, faisait son miel du Décret de Gratien (droit canon), des Sentences du théologien Pierre Lombard, des 900 Conclusions de Jean Pic de la Mirandole, de l’Œdipus Ægyptiacus d’Athanase Kircher.
Il aimait les poètes («unacknowledged legislators of the world» disait Shelley), les bibliothèques, la calligraphie, tous les savoirs du monde. C’était un érudit qui avait le Moyen âge, la scolastique, le droit et les manuscrits, dans la peau.
Il détestait le pouvoir, les décorations, les médias, le barnum germanopratin, la bêtise.
Il n’a jamais frayé avec les militants, rebelles d’Etat assoiffés d’indignation, d’honneurs et reconnaissances, sociologues fonctionnalistes, scientistes, philodoxes, naïfs qui appréhendent le pouvoir comme une malédiction ou comme une gouvernance, jivaros de la pensée qui réduisent le juridique à une fonction de pilotage technique, doublée aujourd’hui de la broderie ad infinitum d’une tapisserie de Bayeux de droits putatifs… au bonheur, à l’enfant, à la paresse, la bêtise…
Il a fait sienne une maxime du Pape Boniface VIII, « Il vaut mieux s’exposer à causer du scandale que d’abandonner la vérité ».
Il nous laisse une Somme d’anthropologie dogmatique : 40 ouvrages exigeants, écrits, profonds, aux titres souvent insolites. Citons : L’amour du censeur (1974) ; Paroles poétiques échappées du texte (1982) ; Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit (1988) ; Le Crime du caporal Lortie. Traité sur le Père (1989) ; L’Autre Bible de l’Occident : le monument romano-canonique (2009) ; Le Visage de la main (2019) ; L’Inexploré, Conférence à l’École nationale des chartes (2020). L’un de ses derniers opus, L’Avant dernier des jours (Fragments de quasi-mémoires), publié en 2021, éclaire magistralement, par un clair-obscur mélancolique, la lumière indirecte d’un Caravage ou d’un La Tour, l’œuvre et la pensée d’une vie… ultime fugue, speculum, miroir de la salvation d’une âme juridique.
Il a un style énergique, jouant sur les condensations, effets dramatiques, des épigrammes énigmatiques, une gravité, le sens des contrastes, l’illusion baroque parfois. L’éthos et le pathos legendriens sont puissants et le propos amplifié par une esthétique de l’ellipse et une dynamique du sublime, à la fois concept opératoire et résultat, processus et effet. Les images par l’hypotypose permettent de dessiner en creux les mythes, les structures et le noyau anthropologique qui institue la vie (« Vitam instituere »).
Il exorcise les Fantômes de l’État en France, pose les questions maudites, se confronte aux énigmes : Pourquoi des lois ? Que signifie la Trinité ? Quelle est l’essence du pouvoir ?
Il a mis sur la table des vérités incompréhensibles et irrecevables pour la doxa basse de plafond: les collages qui font un État, l’immémorial, la fonction, l’essence religieuse du management. « Il faut du théâtre, des rites des cérémonies d’écriture pour faire exister un État, lui donner forme, en faire une fiction animée (…) On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre et se gouverner sans scénario fondateur, sans narrations totémiques, sans musiques, sans chorégraphies. On n’a jamais vu, on ne verra jamais une société vivre et se gouverner sans préceptes et sans interdits ». Il définissait le travail du juriste comme « l’art d’inventer les paroles rassurantes, d’indiquer l’objet d’amour où la politique place le prestige, et de manipuler les menaces primordiales ». Le pouvoir ou l’art de manier l’iconologie, les devises, la vexillologie, l’emblème, « technique de proclamation d’une vérité radicale, vérité de toutes les vérités ». Il faut écrire dans la tête, disait Fénelon.
Il a redécouvert la prégnance d’un continent englouti, le droit romain, le Corpus Juris Civilis, a compris que cette « forteresse de mots », « épiphanie textuelle » sur-glosée, a été captée par la papauté lors de la Réforme Grégorienne (XIe siècle), devenant une ratio scripta, le socle historique, dogmatique de l’État occidental.
Il a pensé, un demi-siècle avant tout le monde, la reféodalisation du monde. Il a dénoncé les ravages de la désinstitutionalisation, du « self-service normatif » libéral-libertaire, des verbigérations délirantes du wokisme qui triomphe après le naufrage des humanités, de l’hosiótês et de la paideia, la foire aux fantasmes transhumanistes, les « conceptions bouchères » de la filiation, la techno-science-économie qui broie l’humain, le symbolique, les institutions ; tous ces fléaux qui abolissent jusqu’au principe de Raison. « Il ne suffit pas de produire la chair humaine pour que l’humanité vive, il faut à l’homme une raison de vivre ».
Nous lui devons trois films documentaires magistraux, contrapontiques, réalisés en étroite complicité avec le réalisateur Gérald Caillat et le producteur Pierre-Olivier Bardet: La Fabrique de l’homme occidental (1996) ; Miroir d’une nation, L’École Nationale d’Administration (1999) ; Dominium Mundi, L’empire du management (2007). Les montages savants, plans séquences, interviews, voix off, se succèdent et s’enchâssent dans une subtile hodologie.
Le site https://arsdogmatica.com/ met magistralement en scène son œuvre.
Les éditions Ars Dogmatica préparent la réédition du Trésor historique de l’Etat en France (Inventorier la cargaison du navire): un traitéd’histoire du droit d’une brûlante actualité en ces temps de sauve qui peut institutionnel.
Janus associé au passage du temps, aux portes, aux commencements, Hermès, messager de l’Olympe, gardien des routes et des carrefours, pour paraphraser Barrès, Pierre Legendre était aussi, et restera, notre jeune homme.
Son œuvre est un bloc d’abîme, une ligne d’horizon, un trésor intellectuel.
L'Amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique
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Paroles poétiques échappées du texte - Leçons sur la communication industrielle
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