Au printemps 2014, Pierre Jourde perdait son fils cadet, Gabriel, au terme d’une forme rare de cancer du rein. C’est le récit de ces onze mois de martyre que Pierre Jourde nous donne à lire, sous le titre, non d’une formule récurrente de la série Game of Thrones, mais d’un morceau de Gabriel, musicien prometteur qui officiait en tant que « beatmaker » sous le pseudonyme de « Kid Atlaas » et suscita de premiers engouements avant de s’éteindre à tout juste vingt ans. L’expression traduit donc la promesse avortée d’une œuvre et l’hommage comme inversé selon l’ordre commun, du père créateur à la création du fils, mais aussi le deuil impossible qui succède à l’événement et au récit.
La tension atroce vers l’inéluctable
Il y a, bien sûr, quelque chose de dérisoire, à évoquer un tel témoignage sous l’angle de la critique littéraire, mais comme il y a une dimension masochiste à s’infliger une telle lecture, tant l’auteur nous rive à la tension atroce vers l’inéluctable de l’une des pires douleurs qui soient : la perte d’un enfant. Et pourtant, on peut bien dire que l’écrivain, à travers la souffrance du père, mobilisant désespérément son art de manière à faire face au scandale absolu, vient heurter toutes les limites, de la conscience, du langage, de la littérature, du sens-même des destinées, par un livre dense, suffocant, requérant le lecteur à la racine.
Pas de chapitres, une seule masse de texte, bref, mais attaquant frontalement toutes les questions, tous les vertiges, toutes les ambiguïtés, sur un ton brut, sincère, direct, alors même que tout vacille et que la conscience éclate. Jourde n’épargne rien des contorsions de l’esprit en panique : des crispations mesquines aux irrépressibles prières de l’incroyant, en passant par toutes les stratégies d’auto-persuasion, de comédie tacite, ou encore ce grand filtre tragique rétrospectif qui vient, après la mort de l’être cher, modifier la mémoire de tous les moments partagés.
Chaque phrase est à vif
Jourde, le boxeur, tabasse le sac de l’intolérable épreuve et enveloppe l’adversaire. Chaque phrase est à vif, que du nerf et de l’impact. Le récit s’élabore dans un jeu subtil de vas-et-viens, à la fois temporels et modaux. Le tombeau du fils, s’érige, entre cette mise-à-nue d’un psychisme ébranlé et la progression suffocante de l’inéluctable. L’écrivain croque également, parfois d’une plume burlesque, rapide et incisive, les types, les lieux, les mœurs de l’univers hospitalier. Car Winter is coming, s’il tient de l’éternelle et abyssale descente du calvaire, d’un côté, décrit par ailleurs le contexte très particulier de l’agonie sur-médicalisée de notre époque : rôles, décors et drame, cas de conscience, confrontation de la tragédie familiale avec la routine institutionnelle, jeu de dupes à plusieurs bandes, danse de mort parmi les instruments stérilisés. Un récit dur, poignant, terrible, qu’on s’inflige, mais qu’on s’inflige comme quelque chose de néanmoins crucial, parce que sa souffrance éclaire tout ce qui se déchire entre l’amour et l’absurde.
Winter is coming, Pierre Jourde, Gallimard, 2017.
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