Obstruction parlementaire, casseroles, tombereaux d’injures, pancartes brandies et chants entonnés dans l’Hémicycle… Les députés de la Nupes se comportent comme des zadistes, au détriment de la délibération et de l’intelligence politique. Comment en est-on arrivé là ? Pierre-Henri Tavoillot nous livre son analyse.
Pierre-Henri Tavoillot est philosophe (Sorbonne Université), président du Collège de philosophie, auteur notamment de Comment gouverner un peuple-roi (Odile Jacob, 2019). Propos recueillis par Jean-Baptiste Roques et Jonathan Siksou.
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Causeur. Quelle est votre définition de l’extrême gauche ?
Pierre-Henri Tavoillot. Je partirai d’une typologie classique. Sur l’échiquier politique traditionnel, de la même façon qu’il y a trois droites, il y a trois gauches : la gauche communiste, la gauche sociale-démocrate et la gauche anarchiste. La première, qui s’inscrit dans une perspective révolutionnaire, cherche à conquérir l’État afin de le transformer. La seconde, que l’on peut aussi qualifier de « réformiste », se borne à vouloir faire œuvre de progrès dans le cadre existant. La troisième, enfin, la gauche anarchiste, poursuit une logique de destruction de l’État, aux antipodes du projet communiste. Au sens strict du terme, c’est la troisième gauche, la gauche anarchiste, que je définirais comme extrême. Seulement, il est devenu difficile de la délimiter avec précision. D’abord parce que, singulièrement en France, elle se confond parfois avec la gauche sociale-démocrate, qui est tentée, dans le sillage de l’autogestion, de déconsidérer la démocratie représentative au profit d’une démocratie directe et d’une limitation de l’État. Ensuite, parce que nous sommes confrontés à un changement d’ère politique. Nous sommes passés d’un âge « idéologique », où les leaders d’extrême gauche avaient une rhétorique rigoureuse et s’appuyaient sur un corpus précis d’ouvrages classiques de théorie politique, à un âge « identitaire », où leurs références sont plus baroques et où leur pensée se dissout dans un geste de pure protestation. À l’extrême gauche aussi le niveau baisse ! Résultat, aujourd’hui, quelqu’un comme François Ruffin en vient à prendre fait et cause pour les retraités rentiers ! Ce qui, il y a cinquante ans, était l’archétype du « petit-bourgeois »… Bref, pour répondre à votre question, je dirais que l’extrême gauche, c’est la gauche qui veut casser le système, mais sans la cohérence d’antan ni la perspective d’une société sans classe.
Mais vous qui enseignez à l’université, ne fréquentez-vous pas des professeurs et des étudiants qui appartiennent à cette gauche-là et qui possèdent tout de même un solide bagage académique ?
Je dois hélas observer que la plupart d’entre eux pataugent dans une soupe idéologique qui mêle la générosité des intentions, la radicalité des moyens et le plus grand flou s’agissant des fins. Ils baignent dans une sorte de confusionnisme, qu’ils assument d’ailleurs, en ce sens que, pour eux, il n’est pas question d’argumenter avec l’adversaire, mais de s’opposer de façon systématique. Pour comprendre cet état d’esprit, il suffit de lire la philosophe belge Chantal Mouffe, dont l’influence sur La France insoumise est considérable.
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Que professe-t-elle ?
Elle dit une chose assez juste, à savoir que les démocraties libérales souffrent de leur culture du consensus mou, qui obère tout changement. De sorte qu’elle plaide pour la méthode inverse, celle du dissensus dur, la seule capable selon elle de redonner aux citoyens le sentiment de l’utilité du débat public. Elle est en somme l’héritière du « principe ami-ennemi » de Carl Shmitt, qu’elle applique à l’objectif « d’hégémonie culturelle » théorisé par Antonio Gramsci. C’est la clef du comportement actuel de la Nupes à l’Assemblée nationale, qui fait tout pour transformer en lieu de confrontation une agora censée servir à la concertation. Cette manière de faire de la politique n’est pas complètement absurde. Mais elle comporte, selon moi, un terrible écueil car, quand dans un parlement, on ne cherche plus à se mettre d’accord sur quoi que ce soit, alors on ne peut même pas s’entendre sur le diagnostic de la situation. L’épisode des retraites est à cet égard un exemple édifiant. Dans ce dossier, les députés se sont montrés incapables de partager une même vision du réel. Or, si on ne s’entend pas un minimum sur le récit, le débat n’a aucun sens. C’est l’impasse de « l’agonisme » prôné par Chantal Mouffe qui a raison d’encourager un certain dissensus, mais qui s’égare quand elle prône le dissensus pour le dissensus. Cela dit, je crois qu’elle est consciente de cette critique, car dès qu’on lui reproche son extrémisme, elle revient à une saine éthique de la discussion habermassienne, si je puis dire, et dès qu’on lui fait remarquer qu’il lui arrive d’être plus conciliante que sa légende, elle retourne dans les franges de l’extrémisme. Quand on est une intellectuelle, un tel double jeu est sans conséquence. Mais quand on aspire au pouvoir, ça peut être dramatique.
La contradiction n’est-elle pas le lot de tous les hommes politiques, modérés comme ultras ?
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Oui, mais les Insoumis pratiquent un double jeu sur des sujets extrêmement dangereux. L’autre jour, sur LCP, j’ai échangé avec Manuel Bompard, député LFI des Bouches-du-Rhône, et je lui ai soumis le scénario suivant : la victoire de son parti aux élections. Dans cette hypothèse, lui ai-je dit, Jean-Luc Mélenchon, une fois nommé Premier ministre, pourrait bien lui confier le portefeuille de l’Intérieur. Se poserait alors assez vite cette question : comment lui, Bompard, qui prétend que « la police tue », gérerait-il, depuis son bureau de la place Beauvau, le problème des black blocks ?
Que vous a-t-il répondu?
Qu’il ferait beaucoup mieux que Darmanin, que le conflit n’interdit pas la nuance, etc. Mais moi je crois que ce serait en réalité un enfer pour lui ! D’autant qu’on peut parier que les black blocks seraient encore plus remontés contre un gouvernement Nupes, coupable de trahison à leurs yeux, que contre Emmanuel Macron.
Il y a un autre piège que la Nupes se tend à elle-même : quand elle parle d’islamisme…
Absolument. Ça s’appelle l’islamo-gauchisme et ça se passe en quatre temps. D’abord, on nous explique que l’islam est la religion des damnés de la terre. Ensuite, on nous dit qu’il faut abjurer l’athéisme historique de la gauche. Puis on continue en nous invitant d’urgence à nous « créoliser », c’est-à-dire favoriser une sorte de grand remplacement consistant à faire venir d’Afrique et du Proche-Orient des immigrés à même de reconstituer les forces révolutionnaires que nous n’avons plus en France, puisque le prolétariat a basculé du côté du Rassemblement national. Dernière étape : on finit par trouver des excuses au terrorisme, en le présentant certes comme une violence condamnable, mais en même temps comme une légitime défense face au prétendu néocolonialisme occidental qui opprimerait les musulmans. Évidemment, personne ne met ouvertement ces quatre termes en relation les uns avec les autres, mais voilà comment certains, à gauche, finissent par valider un projet de conquête imaginé par des gens qui veulent les détruire.
Ce qui est frappant, c’est que la plupart des musulmans de France n’ont pas tellement le cœur à gauche. Leurs valeurs sont traditionnelles, patriarcales, religieuses, et font bon ménage avec le capitalisme. Pourtant, beaucoup votent LFI…
On est d’accord. Le wokisme n’est pas compatible avec l’islam. Mais il peut lui apparaître comme un allié de circonstance. On le voit très bien si on se branche sur les chaînes de télévision internationales diffusées par le Qatar. Vous avez d’un côté Al Jazeera, très rigoriste par rapport à la foi et aux mœurs et, de l’autre, sa petite sœur, AJ+, qui fait en permanence la promotion des causes LGBT, antiracistes et féministes. À gauche, certains pensent qu’ils vont parvenir à utiliser l’islam pour faire la révolution, alors qu’en réalité ce sont les Frères musulmans qui savent utiliser la révolution pour faire avancer le djihad. Cela dit, on aurait tort de trop se focaliser sur ce sujet. Le plus grand vivier de l’extrême gauche reste quand même l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur. Or leurs fonctionnaires sont en train, selon moi, de se détourner du wokisme et de l’islamo-gauchisme.
Comment expliquez-vous une telle faveur de la Nupes dans le milieu enseignant ?
Ils ont un emploi garanti à vie et un salaire décent, donc peuvent se permettre une forme de radicalité électorale. Et puis ils sont aussi en contact quotidien avec des étudiants rebelles qui les inspirent mais qui, pour beaucoup, voteront Le Pen quand ils décrocheront un job et que les choses sérieuses commenceront, pour finir macronistes quand ils prendront leur retraite (rires).
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Une radicalité woke a investi les écoles de commerce et les facs de droit, pourtant peu tentées par le gauchisme. Ainsi, pour la première fois de son histoire, l’université Dauphine a été bloquée. Comment interprétez-vous ce phénomène ?
Je ne sais pas quoi dire… En ce qui me concerne, à la Sorbonne, j’ai trouvé au contraire que le mouvement contre la réforme des retraites était peu suivi. Certes, un de nos sites, celui de Clignancourt, a été bloqué, mais par quelques étudiants seulement. En attendant, ne pouvant accéder aux amphis, j’ai donné mes cours sur Zoom et le taux de présence a été très élevé.
Vous qui êtes un libéral affiché, ne comprenez-vous pas les grévistes de la Sorbonne ? N’avez-vous pas été choqué par la manière dont Emmanuel Macron a imposé sa réforme des retraites en passant en force ?
Non, car un libéral, c’est quelqu’un qui recherche l’équilibre entre la société et l’État, entre le démos et le cratos. Or, en France, nous ne sommes pas en présence d’un pouvoir absolutiste. Nous avons de puissants contre-pouvoirs : le Sénat, le Conseil constitutionnel, les syndicats, les médias… Ceux qui, comme Pierre Rosanvallon, prétendent que nous sommes en pleine crise de régime se trompent, car ce qui nous menace se trouve à l’autre bout du manche : il s’agit de la société qui se fracture. Face à ce péril, je crois que le pouvoir doit être défendu plus que jamais. Comme disait Paul Valéry : « Quand le pouvoir est fort, il nous écrase, quand il est faible, nous périssons. »
Qu’une société soit divisée, c’est la norme. En quoi la situation actuelle est-elle plus périlleuse ?
Par rapport aux précédentes crises, nous assistons à une remise en cause des institutions assez inédite depuis 1981. On parle d’un président mal élu, donc non légitime ; on identifie le 49.3 à une forme de dictature ; on perçoit l’État comme systémiquement violent, etc. Les oppositions contestent les règles du jeu, ce qui rendra leur exercice du pouvoir singulièrement délicat si elles y parviennent. Scier la branche sur laquelle on projette de s’asseoir n’est guère prudent.
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Mais comment soutenir un pouvoir qui fonde ses décisions sur des rapports pondus par des bureaucrates hors-sol tels ceux du Comité d’orientation des retraites ?
Je ne vous donne pas tort. Le COR n’a en rien éclairé ce débat. Il y aurait bien sûr des réformes à mener au sein du pouvoir, notamment pour qu’il produise de meilleurs diagnostics, sachant que les conventions citoyennes tant prisées par Emmanuel Macron ne me semblent pas une bonne piste – ni la démocratie participative d’ailleurs. Je préfère m’en remettre aux bons vieux élus. Je trouve qu’une bonne pratique du pouvoir est le système de commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Celle sur le nucléaire civil a accompli un travail remarquable. Le Parlement devrait fonctionner constamment sur ce mode-là, à l’américaine, plutôt que de faire des lois souvent inutiles. Par exemple, une commission d’enquête sur la doctrine de maintien de l’ordre aurait à mon avis un effet salutaire car, pour le moment, ce sujet est confisqué par l’extrême gauche qui a imposé la thèse fallacieuse des « violences policières systémiques ».
Encore faut-il que le Parlement soit vraiment représentatif du peuple…
Mais il l’est ! Jamais les élus n’ont été autant à l’écoute de leurs électeurs. Jamais l’Assemblée nationale n’a autant ressemblé à la diversité des opinions du pays. Tant et si bien que nous avons peut-être même un excès de représentativité, ce qui amplifie justement la fragmentation de la société, la démagogie des gouvernants et le désastreux travail de sape de l’extrême gauche.
Mais pour revenir la question du diagnostic dont vous faites à raison un enjeu central, les Français tiennent-ils vraiment à connaître l’état réel de leur pays ? On dirait plutôt que nous ne voulons surtout pas savoir.
Oui, nous aimons nos œillères : parler d’immigration, c’est être d’extrême droite ; toucher les retraites, c’est néolibéral ; réformer l’école, c’est impossible ; évoquer l’endettement, c’est céder à la finance ; réfléchir à l’énergie, c’est tuer la planète… Les postures morales empêchent le diagnostic. L’absence de campagne, voulue par Emmanuel Macron, n’a pas permis la reconfiguration quinquennale du disque dur national qui, toujours décevante, est néanmoins nécessaire.