L’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats est mort le 7 février dernier. Quarante ans après l’avoir lu, le rédacteur en chef des pages culture de Causeur envisage de se replonger dans une lecture intense, voire étouffante.
De Pierre Guyotat, qui vient de mourir à l’âge de 80 ans, nous ne connaissions pas grand chose. On n’avait toujours remis à plus tard l’idée de le lire, même quand il avait obtenu en 2018 la prix Médicis pour Coma et un prix Femina spécial pour toute son œuvre, la même année. Sa mort nous a pourtant rappelé que nous avions découvert ce que beaucoup tiennent comme son magnum opus, Tombeau pour cinq cent mille soldats, en classe de Terminale. Autant dire une éternité. Qui nous l’avait conseillé? Allez savoir. C’était une époque primitive, sans réseaux sociaux mais assez étrangement, on se parlait beaucoup et les informations circulaient pour les lecteurs avides.
Les écrivains radicaux, les explorateurs des limites, les rôdeurs des confins nous fascinaient. On s’en méfait aussi. Le jour, on disait aimer Nimier, Vailland, Aragon, Larbaud. On affectait un certain classicisme, à vrai dire. On n’appréciait pas trop les expériences de laboratoire. Le Nouveau Roman nous ennuyait, et on ne comprenait pas ce que l’époque pouvait bien trouver à Duras. On avait tendance à ne croire qu’au roman qui racontait des histoires et à la poésie qui faisait battre le cœur plutôt qu’à celle qui maniait du concept oraculaire en prenant la pose. On nous encourageait, malgré tout, notamment chez les profs de philo, à aller voir du côté d’Artaud et de Bataille, ces grands travailleurs du négatif. Nous avions un peu de mal, malgré tout. La folie d’Artaud nous laissait froid. L’érotisme de Bataille nous semblait bien surfait. On comprit plus tard que nous avions tort et même si nous ne les avons jamais aimés (mais est-ce ce qu’ils demandaient à leurs lecteurs ?), nous avons tout de même fini par reconnaître leur importance. A tort ou à raison, Guyotat nous paraissait appartenir à la même famille. On se trompait. Guyotat n’appartenait qu’à Guyotat.
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Cette lecture de Tombeau pour cinq cent mille soldats fut un choc. Pas une révélation, qui suppose quelque chose d’heureux mais un choc parce que cette lecture provoqua en nous un mélange d’effroi et de d’admiration. Je dus faire un effort pour aller jusqu’au bout, non pas à cause de la lisibilité ou si peu, mais à cause de la violence de l’expérience.
Il faut dire que ce livre monumental qui se déploie en sept chants, n’était pas aimable. Il était somptueux, mais pas aimable. C’était immense mais on étouffait à chaque ligne ou presque. Cette expérience, à 17 ans, était réellement « physique ». Pierre Guyotat avait métaphorisé la France pétainiste et la France gaulliste et surtout la guerre d’Algérie, qu’il avait faite entre cachot et unité disciplinaire.
Beaucoup de sperme, de sang, de désir, de mort, un théâtre obscène de la cruauté, une sorte de réalisme homérique et onirique. Première phrase presque flaubertienne pour un livre que ne l’était pas du tout: « En ce temps-là, la guerre couvrait Ecbatane. » L’impensé, de notre histoire récente, – collaboration, guerre coloniales -, surtout pour un livre écrit en 1967 et lu en 1981, y était exposé de manière à ce qu’on connaisse et reconnaisse tout, à ce qu’on se reconnaisse nous-mêmes. Et cela pour la première et la seule fois avec une telle intensité, cette intensité qui fait de Guyotat sans doute un génie.
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Je crois qu’on venait à peine de lever l’interdiction sur Eden, Eden, Eden qui avait été censuré à sa sortie par le ministère de l’intérieur en 1970.
Guyotat était maudit et scandaleux en un temps où le mot scandale avait un sens et ne se produisait pas tous les trois tweets.
Je n’ai jamais relu Tombeau pour cinq cent mille soldats. J’ai eu d’autres passions, sans doute plus légères. Sachant qu’on ne lit jamais le même livre, surtout à près de quarante ans d’écart, et étant donné les batailles ces temps-ci autour de ce soi-disant « récit national » que chacun utilise selon les convenances du présent, il n’est pas impossible que je m’y remette.
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