À la différence des États-Unis, les « lanceurs d’alerte » sont souvent vus en France comme des délateurs, sans doute à cause de l’histoire sombre de la collaboration. On leur reproche aussi d’être instrumentalisés à des fins politiques par les extrêmes. Entretien avec Pierre Farge qui publie Le lanceur d’alerte n’est pas un délateur (JC Lattès, 2021)
En France, les lanceurs d’alerte sont souvent perçus en France comme des délateurs. Ailleurs, nombre d’entre eux ailleurs sont devenus des symboles de la liberté : Erin Brockovitch (connue aussi par le film éponyme de Soderbergh), Edward Snowden (dont l’histoire a été racontée par Oliver Stone), Li Wenliang, ce médecin chinois ayant fait part de ses inquiétudes quant à la propagation de la Covid-19, Hervé Falciani, ingénieur chez HSBC, dénonçant les évasions fiscales ou Julian Assange publiant des documents classés secret défense. Ils ont, chacun dans leur domaine, « alerté » sur des faits de corruption, sur de gigantesques fraudes fiscales, sur l’exploitation de nos données personnelles ou sur la mise en danger de notre santé.
Comme l’a fait la pneumologue française Irène Frachon qui a révélé les méfaits d’un médicament, le Médiator, en 2007. Hier, après 15 ans de combat, le tribunal judiciaire de Paris a reconnu le laboratoire Servier coupable de tromperie aggravée, d’homicides et de blessures involontaires et l’a condamné à payer 2, 7 millions d’euros amende. Au même moment, un livre coup de poing, Le Lanceur d’Alerte n’est pas un délateur vient d’être publié sous la plume de Maître Pierre Farge. Il nous aide à réfléchir sur ces nouveaux parrèsiastes, ces diseurs de vérité des temps modernes. La fonction de lanceur d’alerte est ancienne, nous rappelle l’auteur. Elle est même à l’origine de la démocratie. Elle puise ses sources dans l’Antiquité grecque et romaine où elle était une obligation légale. Une obligation légale qui s’est ensuite professionnalisée sous ce que l’on connait aujourd’hui par le Ministère public, ou le Procureur de la République, cette autorité chargée de faire appliquer la loi, de défendre l’intérêt général, de représenter les intérêts de la société. Suite à un délitement, il réapparait au Moyen âge, sous Henri IV, avec la loi du qui tam[tooltips content= »Celui qui agit. »](1)[/tooltips] de 1318, permettant aux citoyens d’informer les autorités compétentes de toutes dérives portant atteinte aux biens du roi.
L’avocat nous rappelle aussi qu’au XVIe siècle surgit un grand lanceur d’alerte, Martin Luther, qui dénonça le Commerce des Indulgences[tooltips content= »Rachat des Indulgences : commerce instauré à son profit par la papauté, consistant à racheter ses péchés. »](2)[/tooltips] et fut à l’origine de la Réforme protestante.
Maya Nahum. Que veulent les lanceurs d’alerte ? Agissent-ils, comme vous l’affirmez, dans l’intérêt général, expression essentielle dans votre livre, ou sont-ils animés par l’appât du gain, par la haine du pouvoir ou simplement par un désir de célébrité ?
Pierre Farge. Tout mon propos est de distinguer la personne soucieuse de l’intérêt général de celle qui calomnie, qui dénonce dans un intérêt personnel, renvoyant aux pires périodes de notre histoire contemporaine. Le vrai lanceur d’alerte sert la démocratie et doit être reconnu comme tel. Je prends dans mon livre l’exemple des Etats-Unis, où le whistleblower (l’équivalent de notre lanceur d’alerte) n’est pas considéré comme un délateur. On fait appel à lui pour signaler des fraudes fiscales colossales, et permettre des recouvrements sans précédent de fonds publics. Tout signalement d’utilité publique y est identifié, évalué, classé, par l’OWB[tooltips content= »Office of Market intelligence. »](3)[/tooltips], un organisme indépendant. A ce titre, le lanceur d’alerte est protégé et indemnisé grâce à des lois très claires, et qui fonctionnent. Cela dans le secteur privé bien sûr.
Il en va autrement dans le secteur public. C’est ce que j’appelle le paradoxe américain. Les textes laissent croire que le lanceur d’alerte est protégé, pourtant il peut être la première victime de son initiative. Snowden par exemple, informaticien de la NSA, a révélé pour la première fois aux yeux du monde l’exploitation que faisait l’Etat américain de nos données personnelles sur les réseaux sociaux. Sans lui, nous n’en saurions rien encore aujourd’hui. Et je précise qu’il n’a jamais révélé des informations regardant la sécurité de l’Etat comme le gouvernement de l’époque a essayé de le faire croire pour le décrédibiliser dans l’opinion. Malgré ces avancées, il n’a jamais pu prétendre à une quelconque protection, et se trouve encore réfugié en Russie à l’heure où je vous parle. C’est le côté ambiguë, hypocrite de la loi américaine : protéger le lanceur d’alerte quand cela rapporte des centaines de millions de dollars, mais lui refuser toute protection quand il dénonce une faute de l’Etat de lui-même.
Qu’en est-il de la France ? Vous écrivez que nous sommes en retard sur notre approche des lanceurs d’alerte, souvent vus comme des délateurs sans doute à cause de l’histoire sombre de la collaboration. Sans oublier aussi le fait qu’ils sont soutenus par certains extrêmes politiques.
En France, tous les lanceurs d’alerte ont été trainés dans la boue suite à leur alerte. L’exemple d’Irène Frachon est symptomatique. Après avoir dénoncé le Médiator, il lui aura fallu quinze ans pour que les victimes obtiennent gain de cause en justice, qu’elles soient indemnisées, et surtout que l’on reconnaisse publiquement grâce à une condamnation du laboratoire Servier qu’elle avait raison. Elle est aujourd’hui reconnue comme une héroïne. Tant mieux. Enfin.
Reste que les lanceurs d’alerte dans la santé ou dans l’environnement ont meilleure réputation que ceux dans la finance, considérés comme des balances, alors qu’ils permettent le recouvrement de fonds public sans précédent, des fonds qui ont échappé à l’impôt et permettent de financier nos réformes. Je pense à Stéphane Gibaud (UBS), Hervé Flaciani (HSBC) ou Antoine Deltour (Luxembourg Leaks).
Quant aux extrêmes politiques, je pense que les lanceurs d’alerte s’inscrivent dans le sens de l’histoire, qu’ils constituent un véritable sujet de société, et à ce titre peuvent être instrumentalisés à des fins populistes. Si cela peut amener l’opinion à s’y intéresser, et le législateur à s’en saisir, tant mieux. Tout le travail du parlement sera alors de rédiger un texte protecteur du lanceur d’alerte qui anticipe et pallie les dérives possibles de ceux qui se prétendent lanceurs d’alerte. Je ne suis donc pas du tout inquiet que les extrêmes se saisissent de ces questions. Un seul exemple. La France Insoumise était à l’origine d’une proposition de loi en janvier 2020. De façon remarquable, Les Républicains avaient plaidé pour une coproduction parlementaire, invitant tous les partis à s’élever au-delà de leur idéologie, et donc à protéger les lanceurs d’alerte dans l’intérêt général.
Des lois se sont succédé depuis 2000. Que pensez-vous de la loi Sapin 2, adoptée le 9 décembre 2016 ?
C’est une loi d’affichage. Comme toute loi d’affichage, elle apparait d’abord comme une avancée. Et effectivement, la loi Sapin 2 donne une définition du lanceur d’alerte. Il est désormais officiellement, formellement, institutionnellement, pour le première fois, protégé par la loi. Cependant, elle ne protège que théoriquement le lanceur d’alerte, au point d’en être même dangereuse ou contre-productive. Il est par exemple inconcevable que le lanceur d’alerte doive prévenir sa direction avant de lancer son alerte, selon une procédure en trois paliers absolument aberrante. Elle est aussi contre-productive dans la mesure où elle permet aux entreprises une alternative aux poursuites judiciaires par le mécanisme de la CJIP ; et donc, si l’on pousse le raisonnement, permette une impunité pénale de l’entreprise à l’origine de la fraude ! Faute de loi protectrice, ce sont donc les juges qui sont souvent venus au secours des lanceurs d’alerte, sanctionnant au cas par cas un licenciement abusif, ou autorisant des indemnités suite à une alerte lancée.
C’est pourquoi j’en appelle dans la dernière partie du livre à une réforme. Une réforme urgente qui pourrait prendre forme dans le cadre de l’obligation de transposition de la directive européenne que nous avons d’ici le mois de décembre 2021. C’est une opportunité formidable pour protéger les lanceurs d’alerte. La majorité des français sont favorables à leur protection, ce ne sont que des obstacles politiques auxquels nous faisons face. Pourquoi donc pas un référendum sur la question?
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !