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Drôle de mec!

En étudiant sa "garçonnité", Ivan Jablonka nous fait bien rire


Drôle de mec!
Ivan Jablonka a obtenu le prix Médicis en 2016 pour "La Fin des hommes" © LEWIS JOLY/SIPA Numéro de reportage : 00779376_000006.

En digne successeur de Pierre Desproges, Ivan Jablonka nous fait réfléchir en nous faisant rire.


Marie-Hélène Verdier a écrit un excellent papier sur le désopilant dernier ouvrage d’Ivan Jablonka, Un garçon comme vous et moi. Les occasions de sourire étant de plus en plus rares, j’ai décidé d’y revenir un peu et de montrer, grâce à des citations extraites exclusivement du livre en question, les ressorts comiques de cet ouvrage ouvertement desprogien.

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Le premier chapitre s’intitule « Je ne suis pas un mâle ! » Il est très court. Presque chaque phrase atteint son but. Nous sourions souvent: Ivan Jablonka se rase « une à deux fois par semaine », est « plus grand et plus large d’épaules que la plupart des femmes », et possède « un pénis qui sert à divers usages ». Bref, écrit-il en pouffant, il est « un mec ». Mais « les choses ne sont pas si simples », la biologie s’en mêle, et l’auteur n’éprouve a priori aucune difficulté à prouver que la « frontière entre filles et garçons » n’est pas aisée à tracer : il serait bien incapable de suivre des athlètes du 10 000 mètres féminin plus de cinq foulées ; à la piscine, les nageurs « des deux sexes » le dépassent ; sa myopie l’empêche d’être un pilote de ligne ou un tireur d’élite, « alors que des centaines de femmes le sont ». Ivan Jablonka use ici de deux procédés stylistiques souvent utilisés par les humoristes, la caricature et la dérision. Dans le but évident de nous amuser, il force le trait en s’auto-dénigrant. Il sait pertinemment que 99 % des mecs ne pourraient pas suivre plus de cinq foulées les athlètes féminines de haut niveau ; qu’à la piscine, même les enfants nous dépassent ; et que laisser penser que les femmes qui sont pilotes de ligne ou tireuses d’élite le seraient uniquement parce qu’elles ne sont pas myopes – ou que lui n’exercerait pas ces prestigieuses professions uniquement parce qu’il y voit mal ce serait ignorer des compétences qui sont surtout dues, en plus d’une excellente vue, à l’intelligence et à la volonté de ces femmes, ainsi qu’à une capacité de travail dont certains d’entre nous, hommes ou femmes, myopes ou pas, sont dépourvus.

La vie, c’est compliqué

Ivan Jablonka, maître en auto-dérision, se décrit comme une sorte de handicapé de la vie. Infoutu de réparer un moteur, de colmater une fuite, de changer une ampoule ou d’allumer un barbecue, il s’interroge sur sa masculinité. « D’ailleurs, le fait que je m’interroge sur ma masculinité est une démarche bien peu virile. » Il n’empêche, il est un privilégié, un « homme blanc, hétérosexuel, diplômésolvable en tout point du globe » – on notera cette dernière précision ironique soulignant la détestable vanité de l’homme blanc argenté, à l’aise partout. Espiègle, l’humoriste explique qu’il ne peut « décliner [ses] identités » qu’en égrenant une « série de fonctions intrinsèquement ou historiquement masculines : fils, frère, mari, […] professeur, écrivain. » Il s’amuse à dire stupidement ce que les sots disent avec la gravité qui leur sert de bouclier, aurait dit Montesquieu (ou Desproges). Nul doute que si Ivan s’était prénommé Isabelle, il n’aurait pas hésité à décliner ces “fonctions” intrinsèquement et historiquement féminines que sont, par exemple, fille, sœur, épouse, professeure, écrivaine (ou autrice). Mais il est un garçon, un « être-à-pénis » – être à pénis et mourir, aurait dit Desproges (ou Montesquieu). Plus desprogien que jamais, Jablonka avoue être « saturé d’angoisses ». Mais son humour est ravageur et sa ténacité intacte, il sera « à la fois pitre et lion. »

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Le Monsieur Cyclopède de Desproges se moquait du nazisme en demandant ironiquement aux Français d’avoir un peu de compassion pour le leader de ce mouvement qui « lui aussi faisait pipi dans la mer. » De son côté, Ivan Jablonka combat « la masculinité enrégimentée, sous la forme du nazisme et du colonialisme. » L’effet comique, moins évident au premier abord, apparaît pourtant à la fin de cette tirade, lorsque l’auteur avoue malicieusement ne pas pouvoir « nier que sa masculinité […] est un gain social net. » Il se méfie de « l’aura des hommes » dont « [il] tire profit ». Il est prêt à « faire sauter quelques uns des rivets qui verrouillent [son] pouvoir. » Étonnant, non ?

Une masculinité de domination qui préoccupe notre socio-historien

Jablonka détourne joyeusement le jargon universitaire pour aborder « la socio-histoire de [sa] garçonnité » et de son « être-homme » qui l’ont conduit tout naturellement à entrer en possession d’une « belle montre en acier poli à boîtier étanche qui [lui] a coûté assez cher », mais aussi à se vêtir sobrement, « jean, chemise blanche ou bleu clair, parfois une veste ». Chacun aura relevé le comique né des différents niveaux de langage (sociologique, charabiesque, descriptif, darrieussecquien, etc.), mais aussi, derrière la façade souriante, le dilemme du petit garçon devenu un homme tiraillé entre une « masculinité de domination » (la montre coûteuse) et une « masculinité de contrôle » (le vêtement sobre). Plus loin, plus légèrement, l’auteur évoque ses rencontres avec « tous les autres » et explique comment « défaisant certains nœuds, [il a] caressé quelques-unes des fibres dont nous sommes tissés ». Il renonce à être un « vrai mec » et s’honorerait, dit-il, à être rangé dans la catégorie des femmes ou des gays. La saillie, moins drôle que celle de Desproges, « les chevaux sont tous des ongulés », témoigne que l’élève n’a pas encore dépassé le maître. Mais c’est quand même très prometteur.

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Après nous avoir intelligemment distrait avec sa “masculinité” (Des hommes justes), puis avec sa “garçonnité” (Un garçon comme vous et moi), il n’est pas impossible qu’Ivan Jablonka, remontant indéfiniment le temps, nous propose prochainement un livre-spectacle sur son “embryonité”. Que tirera-t-il de ces deux premiers mois d’existence de lui-même ? Dans quel gouffre d’interrogations, derrière le comique de situation fœtale et les réflexions faussement candides, nous entraînera-t-il ? Comment parviendra-t-il à concilier une fois de plus le rire et la philosophie, l’esprit desprogien et l’approche sociologique, la parodie et la spéculation intellectuelle ? En attendant d’obtenir des réponses à ces questions fondamentales, tentons de qualifier l’œuvre d’Ivan Jablonka et relisons Bergson : « Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. » “Intelligence pure”, voilà, ce sont les mots que je cherchais.

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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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