Il y a des choses que l’on pensait ne jamais pouvoir observer : un mouton à cinq pattes, une Femen totalement habillée, Laura Smet sobre, un garagiste honnête ou encore un colloque universitaire sur Pierre Desproges. C’est pourtant ce qui s’est passé en juin 2013 dans les murs de la vénérable Sorbonne : une journée d’étude entière a été consacrée à l’œuvre de Monsieur Cyclopède, et un recueil « Je suis un artiste dégagé » Pierre Desproges : l’humour, le style, l’humanisme – paru il y a peu – vient témoigner de cet événement colossal… la naissance des études desprogiennes !
Le recueil est organisé en trois grandes parties : « Entre totems et tabous » explorant certaines cibles de l’humour desprogien (dont l’homme et Dieu) ; « La langue de Desproges » tentant de brosser le portrait d’un humoriste « grammairien », amoureux des mots et gros consommateur de figures de style ; et enfin une dernière section « Du polémiste au moraliste » qui s’aventure sur le terrain (souvent glissant s’agissant des humoristes) de la politique… Évoquonsquelques thématiques traversant les contributions (d’intérêts très variables) regroupées dans ce recueil.
« Desproges grammairien ? » interroge la linguiste Laurence Rosier… Si Desproges ne se considérait pas comme un écrivain mais comme un écriveur (estimant que le terme « écrivain » était à la fois trop prestigieux[1. Il déclarait dans une interview : « Maurice Genevoix qui marche pensivement dans la forêt en regardant les écureuils s’enculer dans les arbres, ça c’est un écrivain ».] et trop restrictif par rapport à sa propre production qui dépassait l’écrit), l’humoriste soignait sa prose jusqu’à la préciosité, faisant souvent jaillir l’humour de la rencontre insolite entre un niveau de langage très raffiné et des trivialités délectables flirtant avec la vulgarité la plus assumée.
Notion d’incongru. Au-delà des différentes figures de style récurrentes dans la prose desprogienne Florence Mercier-Leca, maître de conférences à la Sorbonne, met en exergue la notion d’incongru, telle que Pierre Jourde l’a développé : « Selon Jourde, Pierre Desproges est ‘issu du croisement de Pierre Dac et de Vialatte’. Il voit en lui un authentique incongruiste, l’incongru étant d’essence pessimiste et anarcho-conservatrice. L’incongru repose sur un décalage non réductible par interprétation. La dimension satirique est parfaitement compatible avec l’incongruité. Il semble même que l’incongruité puisse renforcer l’effet de satire et de provocation par la déstabilisation qu’elle engendre. En outre, la notion d’incongru existe aussi sur le plan moral : l’incongru, c’est ce qui ne se dit pas. L’incongru a donc partie liée avec la provocation, la transgression et les tabous » Si on regrette que l’influence de Vialatte n’ait pas été davantage examinée, les différentes ressources linguistiques de l’humour desprogien sont plusieurs fois passées méthodiquement en revue (les néologismes, les zeugmas[2. Qui n’est pas une maladie de la peau. D’ailleurs à propos de maladies de peau, savez-vous la différence entre un mélomane et un mélanome ? Aucune, ils sont tous les deux à fleur de peau. (Je voulais la placer depuis longtemps. La honte m’empourpre)..], les syllepses, etc.) – et au terme de cette analyse technique la question passionnante de l’universalisme d’un humour est posée à travers le témoignage de Tatiana Lopatkina qui a traduit plusieurs livres de Desproges en Russe. Comment rendre les effets de Desproges dans la langue de Poutine ? Comment adapter les références littéraires et historiques – innombrables dans l’œuvre de Cyclopède – pour le public russe ? La jeune-femme a, par exemple, rendu ce trait bucolique faisant référence à la Marseillaise : « Quand on invite l’ennemi à la campagne, il égorge nos filles et nos compagnes jusque dans nos bras » – en : « Quand on invite l’ennemi à la campagne il vient accompagné d’une horde maudite qui torture, pille et martyrise les gens ». La référence comique au chant de Rouget de Lisle étant remplacée par une citation du chant « La guerre sainte » connu de tous les Russes. Prochaines étapes : les traductions en serbo-croate, en dialecte limousin et dans l’une des langues eskimo-aléoutes…
Religion. Plusieurs contributions insistent assez lourdement sur le rapport conflictuel de Desproges avec Dieu, soulignant l’anticléricalisme tenace de l’humoriste et sa tendance à tutoyer le Seigneur pour remettre les choses à leurs places… « Dieu a dit : « tu aimeras ton prochain comme toi-même », c’est vrai. Mais Dieu ou pas, j’ai horreur qu’on me tutoie, et puis je préfère moi-même » (Texte de scène) Au-delà de la religion Desproges visait surtout, dans toute la société, l’hypocrisie humaine. L’hypocrisie sociale. L’hypocrisie intellectuelle. L’hypocrisie morale. Les mascarades collectives de toutes natures, depuis la messe, jusqu’aux manifs, en passant par les faux saints médiatiques du XXème siècle, qui sont tous venus défiler à la barre du Tribunal des flagrants délires de France Inter… sous l’œil amusé de Pierre…
Ni de droite, ni de gauche ? Bien au contraire… Plus discutable, la dernière partie du recueil, axée sur l’éthique et la politique, cherche à dépolitiser Desproges, ou plus exactement à en faire un pessimiste qui ne serait ni-de-gauche-ni-de-droite, mais attaché – chez les hommes politiques – à la probité et au désintéressement pur. Arnaud Mercier, professeur à Metz, entreprend donc de nous démontrer l’affection que Desproges portait au Général de Gaulle et à Mendès-France. Un coup à droite. Un coup à gauche. On attendait aussi René Cotty, on est déçu. On entend l’argument, mais c’est passer à côté de la vérité du pessimisme desprogien, plus misanthrope qu’humaniste… Un pessimisme farouchement individualiste et assez anar de droite… ce qui n’empêche pas (je vous rassure) la tendresse, l’amour des femmes, des enfants, de la plupart des animaux (surtout les pangolins à vrai dire[3. Et je le prouve, voici un éloge du pangolin par Pierre lors de sa « Chronique de la haine ordinaire » du 19 mars 1986 (Trouvez-moi un truc plus important qui se serait passé ce jour-là et je vous offre un abonnement à Pif Gadget).]) et des plantes grasses.
Bien sûr ces diverses études passent un peu à côté du « comédien » Desproges, celui qui s’est découvert sur le tard une passion pour la scène (la mort l’a surpris alors qu’il écrivait le texte de son troisième one-man-show), et qui a souvent délicieusement « joué » ses textes – notamment à France Inter (pour Le tribunal des flagrants délires puis pour sa Chronique de la haine ordinaire)…
Bien sûr ces universitaires se sont focalisés sur des textes de Desproges au détriment de la production purement audiovisuelle de l’artiste ; on aurait aimé lire davantage d’exégèse savante sur les miniatures télévisuelles « Cyclopède » – que l’humoriste considérait comme le meilleur de sa production – voire sur les séquences méconnues du « Professeur Corbiniou »… Un prof’ incarné par Desproges, n’enseignant pas à la Sorbonne, mais prodiguant de bons conseils parfaitement absurdes aux jeunes téléspectateurs de FR 3. En somme, la scène et la mise en scène ont été un peu oubliés…
Bien sûr, l’entreprise visant à décortiquer la mécanique du rire est un peu vaine, et par avance décevante. On peut éventuellement mettre en lumière des procédés comiques, on peut plus difficilement donner la recette d’un esprit spirituel. Mais la tentative est intéressante. Les textes sont assez stimulants. Et ce n’est là que le début des études desprogiennes…
Enfin, ne nous plaignons pas, ça aurait pu être pire : ça aurait pu être en latin… !
« Je suis un artiste dégagé » Pierre Desproges : l’humour, le style, l’humanisme, Editions rue d’Ulm, 2014.
*Photo : BAUMANN ARNAUD/SIPA. 00251276_000003.
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